Revue des Colonies: a Digital Scholarly Edition and Translation

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REVUEDESCOLONIES, RECUEIL MENSUEL DE LA POLITIQUE, DE L'ADMINISTRATION, DE LA JUSTICE, DE L'INSTRUCTION ET DES MOEURS COLONIALES, PAR UNE SOCIÉTÉ D'HOMMES DE COULEUR DIRIGÉE PAR C.-A. BISSETTE. N°3Septembre. PARIS, AU BUREAU DE LA REVUE DES COLONIES, 46, RUE NEUVE-SAINT-EUSTACHE 1834.

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CHÂTIMENTS ET PUNITIONS DISCIPLINAIRES DES ESCLAVES. DE LA PEINE DU FOUET ET DE LA CHAÎNE DE POLICE. Pendant que l'Angleterre abolit l'esclavage et organise le travail dans ses colonies, le gouvernement français n'a pas même l'air de songer que l'esclavage existe dans les siennes avec tout son hideux cortège de douleurs morales et physiques. C'est à peine si le ministre de la marine et des colonies donne de temps à autre quelques ordres à ses lieutenants d'outre-mer, non pour l'amélioration du sort des esclaves, mais pour le maintien du statu quo. Il serait beau cependant à un ministre de la marine éclairé et ami de l'humanité de s'occuper activement de la réorganisation des possessions françaises du grand Océan. On emploie à de bien moins importantes entreprises des capitaux et des talents qui trouveraient là une utile et toute humaine application. Il s'agit d'hommes qui souffrent, retenus dans l'esclavage quand il leur appartient d'en sortir ; il s'agit d'intérêts, alarmés de la prochaine et inévitable émancipation qui est dans la force des choses, et qui y voient leur ruine entière, ce qui aurait inévitablement lieu si la patience de l'esclave venait à se lasser et à demander à main armée la liberté et l'éducation qui lui sont dues. C'est donc un devoir pressant pour les détenteurs du pouvoir de céder à ce besoin du siècle : délivrer, moraliser, instruire, voilà, pour ceux que le hasard de la naissance a investis du privilège de la fortune et a faits blancs plutôt que noirs, voilà une belle et noble mission à remplir. Quelques-uns, nous n'en doutons pas, n'y feront pas faute ; et si notre fierté et un sentiment de jalouse indépendance, qui est naturel à toutes les castes longtemps opprimées, sont un invincible obstacle à ce que ce soit nous qui fassions le premier pas, ce n'en serait pas moins avec une ineffable joie intérieure que nous verrions venir à nous le colon blanc prêt à fraterniser. Un gouvernement libéral, et qui comprendrait bien tout ce qu'il ya à faire dans cette grande époque de rénovation, hâterait sin

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gulièrement nos destinées à cet égard. Il n'interviendrait pas avec une froide neutralité entre le maître et l'esclave, entre le privilégié blanc et l'homme de couleur. Toute son activité tendrait à faire tomber les haines, à prêcher pour ainsi dire la liberté et l'égalité, et par suite la fraternité ; à relever en un mot, l'esclave sans abaisser le maître, en leur donnant à tous l'éducation morale qui leur manque, et le sentiment de la nécessité et de la noblesse du travail de l'homme, sur quelque degré de l'échelle sociale qu'il soit placé. De cette manière, on arriverait à se respecter les uns les autres. Le noir libre sentirait que le travail est une condition de l'existence ; le blanc, que la richesse n'est légitime que quand elle vient d'une source pure, et non de l'exploitation de l'homme par l'homme. Alors l'esclavage, aboli d'ailleurs par la loi, ne paraîtrait plus qu'une monstruosité du passé, que les hommes sans valeur seuls regretteraient comme les vieux nobles regrettent l'ancien régime où l'on vivait noblement sans rien faire.
Cependant nous sommes bien loin encore de cet état de choses. Non seulement le gouvernement ne provoque pas l'émancipation des esclaves, mesure qui avancerait si efficacement les affaires de tous, mais encore il ne semble pas même prendre en considération sérieuse les vices les plus révoltants du régime colonial. Une réforme pourtant est devenue nécessaire, indispensable, urgente. L'amélioration du sort des esclaves aux colonies, tout au moins, doit être l'objet immédiat de la sollicitude du pouvoir métropolitain. La pénalité disciplinaire consacre surtout deux tortures abominables qu'il faut s'empresser d'abolir : le supplice du fouet et la chaîne de police. Le supplice du fouet a tous les caractères des peines infligées dans les temps les plus barbares ; c'est une punition atroce digne des beaux jours du moyen-âge. Il consiste à attacher la victime nue, quelque soit son sexe, ventre à terre, les bras tendus et attachés à un piquet fortement planté ; les deux jambes sont liées, tantôt réunies à un troisième piquet, tantôt écartées chacune à un piquet, comme les bras. Dans cet état, l'exécuteur, armé d'un long fouet, en frappe la victime de vingt-neuf coups à volée, par intervalles mesures. À la Guadeloupe , le bourreau est chargé de l'exécution, ce qui est ajouter l'infamie à l'avilissement. À la Martinique, ce supplice est confié aux soins d'un servant de prison,

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dit commandeur. Cette peine, ordonnée par le commissaire de police ou le procureur du roi, a lieu pour la plus légère contravention ; pour un manque d'égard ou de respect envers un individu de l'une des classes libres, pour un retard à la rentrée du soir après la retraite, par un caprice du maître et sur sa réquisition, etc.
Cet atroce châtiment, attentatoire aux mœurs, à l'humanité, à la dignité de l'homme libre, est, à n'en pas douter, une des causes les plus certaines de la dégradation des esclaves. Dire qu'il est nécessaire pour contraindre ces malheureux au travail, c'est revenir au système que les esclaves sont des bêtes de somme, c'est-à-dire que la paresse doit être punie à l'égal du crime. En supposant que c'en fût un, on sait que l'atrocité des peines a toujours été énergiquement flétrie par les moralistes et les philosophes, et n'a jamais empêché les délits ni diminué leur nombre ; qu'elle est seulement une honte pour la loi. Pour l'honneur de l'humanité, des lois, de la civilisation, pour l'honneur enfin de tous les possesseurs d'esclaves aux colonies, le supplice du fouet doit être aboli. On doit en dire autant de ce qu'on appelle la chaîne de police. Il ne peut être permis à un maître de faire travailler à cette vraie galère, même momentanément, l'esclave dont il est mécontent. Cette assimilation aux malfaiteurs condamnés aux travaux forcés conduit toujours à la démoralisation de l'esclave, et l'avilit sans le regiger. Entre les tortures matérielles infligées aux malheureux noirs, le fouet et la chaîne de police nous ont semblé devoir être particulièrement signalés comme atroces autant qu'immoraux. On parle souvent d'améliorations progressives, de redressement graduel des abus coloniaux ; en voici deux grossiers, violents , insupportables, qui déshonorent non moins ceux qui en sont les victimes que ceux qui s'en font une arme cruelle de répression. Que si le pouvoir manque de coeur pour regarder hardiment en face la grande question de l'émancipation, il abolisse au moins dès au jourd'hui deux peines qui, de quelque prétexte qu'on les couvre, ne sont plus qu'une anomalie révoltante au dix-neuvième siècle.

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SUR L'ÉMANCIPATION DES ESCLAVES AUX COLONIES FRANCAISES. L'homme est né libre ; l'esclavage est l'exception. WILBERFORCE. Le bill pour l'abolition de l'esclavage rendu par le parlement d'Angleterre en 1835, et qui vient de recevoir sa pleine et entière exécution le 1 août de cette année, impose au gouvernement français le devoir de s'occuper promptement de mesures analogues et de prudence, qu'il ne saurait trop se håter de prendre envers les nègres esclaves français de nos colonies, dans l'intérêt général et pour l'honneur de la France et des planteurs eux-mêmes. Déjà, aux Antilles, les partisans de l'ancien système colonial, système usé et absurde, font entendre les cris sinistres du désespoir en voyant l'arbitraire dont ils sont en possession depuis si longtemps leur échapper. En vain prétendent-ils, par des complots imaginaires, annuler l'effet salutaire, dans nos colonies, de l'émancipation des esclaves, et, par des actes semblables à ceux qui viennent de se passer à la Grand'Anse de la Martinique, prolonger autant que possible le système régnant, par la terreur des complots et des fusillades, et rejeter ainsi la culpabilité mensongère de semblables actes sur les hommes de couleur et les esclaves, tandis que, provocateurs insensés, les colons appellent sur leurs têtes la vengeance de Spartacus..... arme la plus terrible dont puisse se servir l'esclave envers son maître. La France, sur l'exemple donné par l'Angleterre, est vivement intéressée à prévenir les collisions que les nouvelles idées d'émancipation pourraient faire naître, et le gouvernement serait coupable s'il restait impassible et immobile au milieu du grand mouvement qui va s'opérer aux Antilles, sous peine de voir la force prendre la place de la loi, le désordre porté au comble amener d'épouvantables catastrophes, qui en définitive viendraient retomber sur la métropole en privant ses places maritimes du commerce avantageux qu'elles entretiennent avec les colonies. Le gouvernement peut agir efficacement dans l'intérêt de nos colonies, et il le doit ; il n'a pas un moment à perdre : des éléments brûlants de destruction couvrent le pays ; les exigences s'accrois

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sent en raison de la résistance, et bientôt, si on n'y prend garde, succédera à cet état de calme apparent un abime de maux où pourront s'engloutir les fortunes avec les générations.
Et c'est vis-à-vis de faits de cette nature que le gouvernement, chargé des intérêts de tous, reculerait pour laisser la place aux dissentions et aux haines des partis ! Non, cela n'est pas possible ! Déjà plusieurs écrivains courageux avaient appelé l'attention du gouvernement et des chambres sur l'importante question des améliorations à introduire dans le régime intérieur des habitations et des esclaves aux colonies ; mais, loin d'avoir été compris, ils se sont vus en butte aux persécutions et aux clameurs ; on leur a reproché de provoquer à l' insurrection , tandis qu'ils n'étaient en effet que la véritable expression du mode progressif qu'il faut suivre pour arriver graduellement à la destruction si abusive du régime colonial actuel. Dans la situation des choses, on conviendra qu'il est indispensable d'aller au-devant des effets que doit produire le bill anglais, qui, à l'heure qu'il est, a changé totalement la position politique et civile des esclaves, rendus par lui à la liberté, en introduisant aux colonies françaises un régime analogue pour pouvoir d'un commun accord arriver à l'établissement d'un nouveau contrata social aux colonies. Comment en effet pouvoir espérer sans folie que le régime ancien, qui fait loi dans nos colonies aujourd'hui, puisse échapper à cet amosphère tout imprégné de liberté qui les entoure, sans en ressentir les effets ? Comment est-il possible de penser que lors que les mêmes principes libéraux forment la base du droit public des deux nations, elles ne soutiendront pas ce même principe dans toute l'étendue de leurs possessions, et qu'on verra le spectacle ridicule d'hommes libres d'Europe combattant en Amérique pour attacher des esclaves à la chaîne de leur maître ? Attendre plus longtemps pour introduire les principes du bill anglais dans nos colonies paraît un système de temporisation impossible aujourd'hui ; et dans une question brûlante de sa nature, peut-on se persuader que l'esclave, qui sent tout le poids de ses chaînes, attendra tranquillement que toutes les épreuves soient faites pour se débarasser des entraves qui pèsent sur lui ? N'a-t-on pas vu l'esclave faire auprès des gouvernements qui se

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sont succédés en France, dans ces derniers temps, nombre de pétitions humbles, ainsi qu'aux gouverneurs et aux chambres, et quelquefois même hostiles sur les lieux ? N'étaient-ce donc pas des pétitions que ces démonstrations armées qui ont porté si souvent depuis peu la terreur dans l'âme des colons de la Guadeloupe et de la Martinique dans ces dernières années ? Que réclamaient ces esclaves lorqu'ils se présentèrent devant la ville de Saint-Pierre, tremblante de tomber sous leur joug, si ce n'est un changement de système, un avenir plus heureux ?
N'était-ce pas là un avertissement au pouvoir de porter une sérieuse attention sur leur triste position ? Fraudra-t-il donc avoir recours à de pareils moyens pour arracher des droits que le siècle a sanctionnés et que l'Angleterre a proclamés du haut de sa tribune ? Faudra-t-il que l'insurrection de l'esclave contre le maître, toujours renaissante et sans cesse étouffée, présente l'image de l'hydre de Lerne ? Et si, dans les lattes qui auraient lieu, la victoire se déclarait pour les nouveaux principes, les colons peuvent-ils penser que l'or des budgets, la vie des soldats de la France serviraient à former des expéditions coûteuses pour reconquérir les colonies dont l'exploitation profite en définitive fort médiocrement à la métropole, et dans l'unique but de les réintégrer dans leurs biens, eux dont les principes politiques sont si fort opposés à ceux de la mère patrie ? On remarquera, à l'appui de nos réflexions sur le système existant, que de tous côtés, dans le golfe du Mexique, le système de liberté a prévalu ; que la côte ferme de l'Amérique, le Mexique et toutes les îles du vent et sous le vent ont plus ou moins adopté d'avance les mesures que le bill anglais vient de réaliser. Il y aurait donc folie, nous le répétons, de penser que les esclaves français reste ront dans la même situation politique, ayant sous leurs yeux, a si peu de distance, des exemples de cette nature. Le gouvernement français, en prenant l'initiative de la réforme à introduire et des améliorations qui doivent en découler aux Antilles, ira au-devant des plus graves inconvénients ; il agira dans les intérêts de tous, en prévenant le mouvement brusque qui peut entraîner des pertes incalculables pour nos places maritimes ; il se placera haut dans la reconnaissance de ceux dont il protégera les intérêts et qui sont, au bout du compte, le plus grand nombre ;

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et, de la sorte, son intervention libérale et conciliatrice tout en semble sera pour les colonies un immense bienfait et pour lui même un titre de gloire.
Le marquis de S.-C, propriétaire à la Martinique. INSURRECTIONS ET LEUR CAUSE À LA MARTINIQUE. Les révolutions, quelque sanglantes qu'elles soient, reçoivent par leur succès un bill d'indemnité. C'est là leur légitimité que des fêtes d'anniversaire consacrent dans la mémoire des peuples. Mais, en revanche, vae victis ! Ce terrible anathème , sorti de la bouche d'un chef barbare, pèse encore de toute sa vigueur sur la tête des vaincus. Haïti, victorieuse, a traité de puissance à puissance avec la France de la restauration. À la Martinique, vaincue en 1831, la France de juillet 1830, encore chaude de sa lutte pour ses libertés, a laissé massacrer juridiquement les esclaves révoltés. Cependant, lorsque trois simples sommations suffisent au pouvoir et lui achètent le droit légal de fusiller ou de sabrer sur place, à combien de sommations respectueuses, à combien de suppliques modérées et pacifiques a-t-il le droit de rester sourd ? Le moment ne vient-il jamais aux opprimés de chercher dans la révolte une ultima ratio ? Faut-il que, fatigués d'avis et de prières, ils consentent à se retrouver sans cesse en face des mêmes juges et sous la hache du même bourreau ? Certes les révolutions sont un mauvais moyen, ce sont toujours de grands malheurs ; mais souffrir à perpétuité est une condamnation à laquelle ne peut se soumettre aucune patience, aucune résignation humaine. Encore une insurrection qui éclate à la Martinique en décembre 1833. Celle-là, ceuvre d'hommes appartenant à la population libre, est différente dans ses moyens d'exécution de la précédente, mais elle va puiser sa cause à la même source. La Grand'Anse, quartier vaste et populeux de la colonie, se lève tout entière, et court aux armes à la suite d'une rixe particulière et d'un arrêt de cour d'assises qu'elle croit trop sévère. Il en résulte quelques désordres inséparables de la réunion d'hommes armés, désordres assez grands pour donner un prétexte à dénaturer les motifs évidents de cette levée de boucliers, et en faire un vaste complot, tramé depuis

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1823 pour massacrer la population blanche. Qu'importent l'invraisemblance, l'absence de toute supposition raisonnable, l'impossibilité d'exécution démontrée jusqu'à l'évidence ? C'est après une régénération complète établie ; c'est après être arrivés à la jouissance pleine et entière de leurs droits civils et politiques ; après l'abolition même de ce mot magique, hommes de couleur, mot au moyen duquel on les avait relégués dans les antichambres de la civilisation ; c'est en pareille position que ces hommes ont l'idée d'exécuter enfin leur horrible projet, dans une île sans issue comme la Martinique, où l'impunité n'est pas possible, où le succès même ne peut être légitime, parce qu'il y serait sans durée ! Credat judœus. Quant à nous, qui connaissons et juges et assesseurs, l'arrêt de la cour d'assises n'a pas changé nos convictions sur cette affaire de la Grand'Anse. Exécuter cet arrêt, c'est préparer des tempêtes pour l'avenir.
Si nous comptons bien, voilà dans l'espace de douze ans, à la Martinique, quatre secousses qui ont mis cette île à deux doigts de sa perte. Ne parlons pas de perturbations d'un moindre danger qui empêchent périodiquement l'échafaud de chômer et nécessitent sa permanence sur la place Bertin, curieux monument sans doute sur une promenade publique ! Commissions militaires, cours prévôtales, cours d'assises ont envoyé des cadavres par vingt et par trente à la fois au cimetière de la Grosse-Roche (1), et couvert en même temps la terre étrangère de proscrits. A côté de la Martinique, à trente lieues de distance, la Guadeloupe, avec les mêmes lois, les mêmes institutions, les mêmes préjugés ; la Guadeloupe, dont les esclaves ont été soldats de la république, dont les esclaves ont connu la liberté même dans sa licence ; la Guadeloupe, dans les mêmes douze ans, n'offre pas une condamnation à mort pour délit politique ! De loin en loin, quelques agitations s'y sont manifestées, mais sans effet de destruction ; c'est un simple reflux des désordres de la Martinique qui vient jeter de l'écume sur les rivages de sa voisine. (1) Le cimetière de la Grosse-Roche, réservé aux suppliciés, est au pied d'un morne, sur le sable, au bord de la mer dont le flot a souvent déterré les cadavres fraîchement jetés dans des fosses peu profondes. La chaîne des condamnés vient bien vite, avec quelques pelletées de sable, rejeter cet appel d'une nouvelle forme, mais qui est le seul permis aux esclaves, en révision des arrêts de mort rendus contre eux.

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En pareil état de choses, si l'on réfléchit que ce sont des maîtres qui ont jugé des esclaves, et des blancs qui ont jugé des mulâtres ; si l'on a la plus petite idée des haines et des antipathies de castes ; si l'on connaît (pas de hameau en France qui n'en ait entendu parler) l'ignorance des magistrats des colonies et la cruelle partialité de quelques meneurs plus instruits que les autres, on concevra combien d'arrêts iniques ont été rendus en matière civile à la Martinique ; combien, en matière criminelle, il y a eu d'instructions faussées, suivies d'arrêts empreints de la plus féroce barbarie. Le ministère de la marine a reçu tous ces arrêts. Au roi lui-même a été dénoncé celui contre les esclaves de la dame Dariste. Louis-Philippe l'a jeté, dit-on, de dégoût et d'horreur après l'avoir lu. Des victimes sont arrivées jusqu'à la direction des colonies. Les unes, malgré la force de la chose jugée, ont obtenu réparation ! D'autres, contumaces, ont trouvé à Paris une justice qu'ils savaient ne pas exister pour eux à la Martinique, et que la loi les obligeait pourtant à aller y chercher ! Des condamnés ont été illégalement, arbitrairement exécutés : la cour royale, par ignorance ou par cruauté, par tous les deux peut-être, les avait enlevés au pourvoi suspensif devant la cour de cassation ; ils y arrivent plus tard, et renvoyés à la Guadeloupe, à cette Guadeloupe aux mêmes lois, aux mêmes institutions, aux mêmes préjugés, des hommes que la main du bourreau avait touchés ont été acquittés ! Dans quels fastes judiciaires rencontrer rien de pareil ? Le ministère a été sourd à tous ces enseignements : il n'a d'oreilles que pour les arguments irrésistibles que font valoir dans ses bureaux les membres de cet ordre judiciaire des colonies qui, après chaque arrêt mémorable, viennent en France en justifier les motifs. Les mêmes hommes, assis aux mêmes fauteuils, ne cessent pas d'administrer la justice à leur manière. Tout reste impuni. Le ministère fait plus, il récompense : la croix d'officier de la Légion d'Honneur donnée au chef, la croix de légionnaire donnée aux subalternes, voilà la pierre dont on couvre les fosses mouvantes de la Grosse-Roche. Mais qu'en résulte-t-il ? Les populations ne peuvent plus avoir confiance dans leurs magistrats. Un accusé, aux yeux de ces hommes émancipés d'hier, est un condamné à mort ou aux galères. Césaire, leur camarade, traduit aux assises et condamné à mort, ajoute à tort ou à raison à leur conviction. À qui

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vont-ils aller se plaindre ? dans quel nouveau désert vont-ils aller jeter leurs cris ?... Ils courent aux armes, et tous à la fois, confiants dans des promesses d'amnistie, ils se laissent désarmer sans combattre. Les voilà vaincus. Vae victis ! Rien ne légitimera plus leur désespoir. On les envoie aux assises, comme ces premiers chrétiens qu'on jetait dans le cirque aux bêtes féroces.
15 sont condamnés à mort (non compris 26 contumaces, aussi condamnés à mort, mais qui feront bien de s'abstenir, nonobstant la doucereuse invitation à se présenter, insérée dans le Temps, journal du progrès et de l'opposition, à ses intérêts près). 22 autres sont condamnés aux galères à perpétuité. 25 enfin à la déportation au Sénégal. 62 présents et 26 contumaces condamnés à mort avec variations. Mémorable arrêt ! éternel monument de la bénignité de nos codes !...... N'est-ce pas graver en lettres d'airain, dans la mémoire des révoltés présents et futurs, que le succès seul est l'excuse, et qu'au pis-aller , entre la balle d'un soldat français ou la hache d'un bourreau, il y a un choix sur lequel il ne faut jamais hésiter ? El vous qui avez rendu ce mémorable arrêt, déjà vous êtes annoncés à Paris ; on vous y attend. Venez vous enorgueillir de 41 noirs et mulâtres condamnés à mort, Et leur tête à la main demander un salaire. Quant à nous, nous le crierons jusque sur les toits : la cause d'insurrections aussi fréquentes à la Martinique git tout entière dans le personnel de la justice. Là sont les hommes avec lesquels il ne doit y avoir ni trève ni paix à espérer. Ce sont eux qui ont compromis dix fois la sûreté de la colonie ; ce sont ceux qui ont amassé haine et colère contre les colons en général, quoique le grand nombre gémisse de ces iniquités. Le ministère de la marine sera-t-il insensible à tant de réclamations, à tant de sang répandu ? Nous allons, s'il le faut, périr à la tâche ; mais il sera démontré que l'administration de la justice, telle que nous l'avons à la Martinique, est la cause première de nos désordres, qu'elle est une barrière infranchissable à la fusion et à la réconciliation des castes. Pour parvenir à notre but, aussi indiscrets que les flots de la mer,

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nous ouvrirons les tombeaux de la Grosse-Roche ; nous fouillerons dans ce greffe satanique ; chaque numéro de la Revue des Colonies examinera un arrêt de la Martinique ou de la Guadeloupe ; nous arracherons de leur antre ces nouveaux Cacus, et nous les jetterons à la publicité, chargée de nous venger.
Fatiguée de complots, Livie conseilla la clémence à son époux Auguste : « Jusqu'ici, lui dit-elle, la sévérité n'a servi de rien. Essayez aujourd'hui de la clémence ; pardonnez. Cinna est découvert, il ne peut plus vous nuire. Il peut vous servir en vous faisant une réputation de bonté. » L'histoire dit qu'Auguste écouta ce conseil, et que depuis cette époque, ce qu'il n'avait pu obtenir en livrant tant de têtes à la hache des licteurs, il l'obtint par le pardon accordé à Cinna. Nous eussions donné le même conseil à messieurs les juges de la Martinique ; mais ils ne peuvent plus sortir de cette voie de sang où ils se sont engagés. Leur avis eût déterminé le gouverneur Dupotet à faire de l'insurrection de la Grand'Anse une affaire d'amnistie, amnistie du reste déjà promise. Ils ont mieux aimé qu'on leur livrât 88 victimes !... Vae victis ! Entendez-le bien, vous tous qui souffrez.
DU DROIT DÉNIÉ AUX ESCLAVES DE SE POURVOIR EN CASSATION. La cour condamne Élysée (âgé de 15 ans) à être pendu et étranglé jusqu'à ce que mort s'ensuive, et son corps jeté à la voirie, pour avoir formé le projet de s'évader et avoir ainsi voulu ravir à son maltre le prix de sa valeur ; et Agnès, sa mère, à assister à l'exécution, pour avoir recélé son fils en lui procurant un asile, sous prétexte de pitié, et en fournissant à sa nourriture et entretien. (Arrêt de la Cour Royale de la Martinique, 30 novembre 1815.) L'abominable arrêt dont on vient de lire le passage qui nous sert d'épigraphe fut exécuté nonobstant appel, et, depuis comme

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précédemment, ce n'est pas le seul rendu par les juges coloniaux qui, en Europe, soit abominable aux yeux des hommes de tous les partis. Aucun cependant n'a présenté des circonstances plus contraires à toutes les notions du juste et de l'injuste ; aucun n'a été marqué de ce hideux caractère que nous ne savons comment qualifier ; aucun ne fait plus frémir l'humanité ! Eh bien ! cet Élysée, cet enfant de quinze ans, qui en avait appelé par-devant une haute cour française et chrétienne dont les membres, on ne saurait en faire l'objet d'un doute sans les offenser, se fussent tous révoltés contre cet infâme arrêt et l'eussent unanimement cassé avec indignation ; cet enfant, disons-nous, fut pendu et étranglé, comme il était dit dans l'arrêt, jusqu'à ce que mort s'ensuivit, et il fut coupé court à tout pourvoi de sa part par la corde et la strangulation !
Si nous voulions remuer toute cette fange des arrêts rendus depuis leur existence par ces cours dites royales de la Martinique et de la Guadeloupe, toutes ces homicides annales de la prétendue justice coloniale, à chaque pas nous trouverions des arrêts dont l'horrible le cède à peine à celui qui condamna Élysée. Qu'on nous dise maintenant si, en présence de pareils faits, et sans rappeler le mémorable procès des hommes de couleur de la Martinique, puisque aujourd'hui ce droit de pourvoi n'est plus contesté aux hommes de couleur libres, qu'on nous dise s'il est possible de laisser aux mains des blancs ce formidable pouvoir d'exécuter sur l'heure des arrêts où le juge est moins juge encore que partie, des arrêts où la passion et la haine se révèlent avec tant d'évidence, qu'il est impossible de n'y pas voir un caractère de vengeance et d'acharnement tels que la morale et la justice s'en indignent partout, partout, hors dans ces contrées où l'homme a été à ce point endurci par l'exploitation de l'homme que tout sentiment humain semble s'être éteint en son cœur. Mais si les sentiments les plus vulgaires dans les sociétés civilisées ne suffisaient pas pour faire sentir tout le danger et tout l'odieux du pourvoi en cassation dénié aux esclaves, voyons si ce n'est pas déjà un droit de ces infortunés et si ce droit ne résulte pas des lois actuellement en vigueur. L'affirmative n'est pas douteuse. Oui, ce droit résulte des lois actuellement existantes. Et cependant naguère encore ce droit fut indignement violé dans la personne de

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ces vingt-quatre esclaves exécutés malgré leurs recours en cassation. Et aujourd'hui, si parmi les quinze condamnés à mort dans l'affaire de la Grand'Anse, il ne se trouvait pas des hommes libres auxquels le bénéfice de la loi a été définitivement acquis, non sans peine, et qui ferons profiter ce bénéfice aux esclaves condamnés avec eux, nous serions dans l'appréhension à chaque instant d'ap prendre la fatale nouvelle de l'exécution de ces malheureux.
Comment qualifier ce mauvais vouloir, ce bas et cruel entêtement qui fait refuser le pourvoi des esclaves, en présence du texte positif de la législation actuelle des colonies des Antilles. En effet, si l'article 9 de l'ordonnance du 5 juillet 1827 n'admet pour les esclaves que le recours à la clémence du roi, il importe de remarquer que cette ordonnance du 4 juillet 1827 n'était qu'une loi provisoire et de transition : « “Considérant, dit le préambule, que le travail qui a été prescrit pour l'application aux colonies du code d'instruction criminelle n'est pas encore terminé, et voulant hater le moment où nos sujets des Antilles jouiront des principaux avantages qui résultent des dispositions de ce code pour l'ordre public et les accusés.” » Cette promesse fut renouvelée par l'ordonnance du 24 septembre 1828. Et enfin, le 12 octobre de la même année, fut promulguée l'ordonnance portant application du code d'instruction criminelle à l'île de la Martinique et à l'île de la Guadeloupe. C'était le résultat du travail prescrit pour cette naturalisation des codes français aux Antilles. C'était l'abrogation définitive et intégrale de la vieille ordonnance criminelle de 1670, remplacée désormais par la nouvelle. C'était aussi l'abrogation des dispositions transitoires, soit de l'ordonnance du 4 juillet 1827, soit de l'ordonnance du 24 septembre 1828, dont les articles 9 pour la première et 49 pour la deuxième n'avaient été rendus qu'en attendant l'achèvement du travail de modification des codes. C'était enfin le dernier état du droit criminel pour les colonies de la Martinique et de la Guadeloupe. Or, dans ce dernier état de la législation, les esclaves ont le droit de se pourvoir en cassation ; cela ne peut faire l'objet d'un doute. On n'y trouve plus, dans les articles 417 et suivant, aucune des dispositions prohibives des lois précédentes.

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C'est l'accusé qui peut se pourvoir. Cette expression s'entend nécessairement des esclaves aussi bien que des libres, lorsqu'il est constant que l'ordonnance du 12 octobre 1828 est appliquée aux uns comme aux autres dans toutes ses dispositions. Dans tous les cas, elle n'interdit plus formellement le recours en cassation aux esclaves. Elle ne dit plus, comme l'ordonnance de 1827, qu'ils n'ont d'autres recours qu'à la clémence du roi. Il est constant qu'au contraire elle abroge cette disposition, et avec elle l'article confirmatif de l'ordonnance de septembre 1828. Et comme il s'agit d'une faculté naturelle et favorable, dont la jouissance est de droit commun, et la privation, d'exception, elle appartient à quiconque la loi ne l'ôte pas formellement. Sans doute l'ordonnance du 12 octobre 1828 a voulu revenir aux principes d'humanité que l'aristocratie coloniale a toujours repoussés aussi loin qu'elle a pu des Antilles françaises. C'est assez en effet que les esclaves soient soumis à des pénalités spéciales et exorbitantes, sans qu'ils soient encore privés du droit de faire reviser par la cour suprême l'application des supplices du code noir qu'ils subissent encore. Le droit de recours en cassation pour ces malheureux est désormais dans la législation de la Martinique et de la Guadeloupe. Et cependant, sur l'ordre exprès des procureurs-généraux, toujours maintenu et renouvelé, le pourvoi des esclaves n'est pas reçu dans les greffes des colonies ! Comment expliquer cette violation flagrante de la loi par les hommes mêmes chargés de veiller à son maintien ? Il est impossible que le gouvernement ne mette pas un terme à de semblables abus, et laisse ainsi livrées au mépris de ses agents les lois qu'il a promulguées. Aussi est-ce pour M. le ministre de la marine un impérieux devoir de transmettre aux gouverneurs de la Martinique et de la Guadeloupe, ainsi qu'à ceux des autres colonies, les ordres les plus explicites à cet égard. Souffrir plus longtemps cet attentat contre la loi, ce serait de sa part forfaire à ses serments .

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DE LA MAGISTRATURE COLONIALE ; CE QU'ELLE FUT, CE QU'ELLE EST, CE QU'ELLE DEVRAIT ÊTRE. En montant sur son siège pour être l'arbitre de la fortune, de la vie, de l'honneur de ses concitoyens, le magistrat doit cesser d'être homme, c'est-à-dire, qu'il doit se dépouiller de toutes ses passions, afin d'être à la hauteur du ministère qui lui a été confié et de pouvoir en quelque sorte remplir sur la terre le droit de la divinité, celui de juger. La première condition pour le franc et libre exercice de ce droit, c'est son indépendance : elle doit résulter de son caractère ; elle doit lui être garantie par la loi. Son premier devoir est incontestablement de faire respecter cette indépendance, son plus bel attribut et le signe le plus certain de son impartialité au milieu de tontes les agitations et de toutes les séductions destinées à tourbillonner autour de lui. Pour que la magistrature coloniale puisse atteindre le but de son institution, il faut qu'elle soit l'expression réelle de la société, sur laquelle elle est investie de la plus puissante et de la plus efficace des autorités. Aussi l'avenir de la magistrature est-il d'être électif ; mais en attendant ce perfectionnement, qui ne pourra être que le résultat du progrès, la première obligation des gouvernements , qui ne paraissent pas pressés de se départir du privilège de nommer les juges, est de coordonner la magistrature avec l'état, c'est-à-dire l'actualité de la société sur laquelle son action doit s'étendre. À l'organisation de la société coloniale, alors que sa population ne se composait que de blancs et d'esclaves, tous les droits civils étant déniés à ceux-ci, on conçoit aisément que les juges aient été pris exclusivement dans la classe blanche. Il n'en pouvait être autrement : l'association de forbans, flibustiers, relaps et autres qui présida à la formation de nos colonies devait recruter ses magistrats dans son sein. Le juge était digne du justiciable. Mais au lieu de restreindre ses affections dans la classe aristocratique, le blanc, ce privilégié de la peau, ce héros de la civilisation parmi les sauvages dont il fit les instruments de sa fortune, usurpa le domaine de la paternité dans ce qu'il appelait dédaigneu

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sement (et il en avait le droit, lui enfant du crime) la classe abjecte. Il devint alors père ; et ainsi se créa la famille des blancs et des hommes de couleur, qui certes sont frères comme Caïn et Abel, bien entendu que, dans cette souche secondaire, le blanc est Caïn, ce qu'il a prouvé par l'oppression sous le poids de laquelle il n'a cessé de vouloir faire gémir son frère de couleur.
Semblable à Saturne, le bon père ne tarda pas à vouloir dévorer ses enfants , et par la meilleure des raisons, quand on n'en a pas d'autre à donner, celle du plus fort. Il fallut bien que la classe de couleur se soumit, impatiemment il est vrai, au joug. En 1789, la classe de couleur ne s'élevait à la Guadeloupe, prise pour exemple, qu'à 3,000 âmes ; celle des blancs comptait alors près de 30,000 âmes . C'était le malheur des vaincus. Il fallut nécessaire ment alors s'humilier devant les despotes. Mais sous le ciel du tropique, où le blanc s'est transplanté, et où il ne croit que comme une plante exotique, le recencement fait en 1829 (après une période de trente ans) constate que l'indigène classe de couleur, partie en 1789 de cette base de 3,000 âmes , s'est élevée à plus de 20,000, tandis que les blancs ont décru au point d'y être réduits à 10,000 ou 12,000 âmes . À leur tour, les gens de couleur sont devenus les plus forts, car les plus forts sont ordinairement les plus nombreux. Leur voix, faible en 1789, a le droit d'être aujourd'hui tonnante. Eh bien ! que demandent-ils ? Que le fait accompli soit consacré par la législation, c'est-à-dire qu'ils soient admis à l'égalité des droits comme il le sont au partage des devoirs ; que la justice, qui, sous la domination exclusive des blancs, n'a été pour eux qu'un sceptre de plomb qui s'appesantissait sur leur tête de toute la lourdeur de la haine qui leur avait été vouée par les auteurs de leurs jours, dépose son arrogant privilège , et qu'elle soit enfin l'expression de la volonté du pays, dont il faut se résigner à subir les modifications survenues dans sa constitution et dans l'isolement de son existence, sous peine de provoquer des réactions qui, sous les inspirations ardentes du soleil du tropique, ne peuvent être que sanglantes et empreintes de toutes les horreurs de l'esprit de vengeance. Les abus engendrés par une magistrature exclusivement livrée à la classe privilégiée qui avait écrit sur ses drapeaux impunité

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pour elle, ou qui, lorsqu'elle était forcée de sévir contre elle-même par l'évidence des faits se réfugiait dans la molle application du plus amplement informé, peine bâtarde et illusoire peu digne de la justice et de la prétendue légimité dont on se pavanait, tandis qu'elle réservait toutes ses rigueurs pour les gens de couleur, semblèrent devoir disparaître en partie à la promulgation de la nouvelle organisation judiciaire. C'était la pensée de la métropole ; mais malheureusement l'exécution ne répondit pas à son attente. Il y eut sans doute amélioration, progrès, mais le mal fut loin d'être extirpé intégralement.
Vainement l'ordonnance constitutive du 7 février 1827 et l'ordonnance organique du 21 septembre 1828 avaient-elles voulu environner le magistrat colonial d'une auréole d'indépendance en interdisant aux gouverneurs de s'immiscer dans les actes du ressort de la magistrature ; et par le vice des institutions et par la faiblesse des magistrats, les gouverneurs sont toujours parvenus à exercer une influence dommageable sur leurs décisions et à convertir en quelque sorte les juges en commissaires. Que l'on ose opposer un démenti à ces assertions, et nous les regoborerons en citant des faits et des noms propres. D'un autre côté, un simulacre de jury a été départi aux colonies par l'institution des assesseurs, institution de laquelle, dans l'origine, les gens de couleur ont été exclus et où ils ne sont aujourd'hui admis que dans une proportion infiniment fractionnaire, de telle sorte que l'on peut dire avec fondement que dans la plupart des procès, surtout dans ceux de classe à classe, il n'y a plus jugement par ses pairs, mais jugement passionné par des ennemis qui ne savent pas avoir la pudeur de se récuser. Quelle devrait être la réforme à introduire dans l'organisation judiciaire afin de satisfaire aux exigences de la société coloniale, telle qu'elle existe aujourd'hui, au milieu d'une population de couleur supérieure à la population blanche ? Il faudrait que le droit fût traduit en fait ; que les juges comptassent dans leur sein des magistrats de toute classe et que le collège des assesseurs fût composé mi-partie de blancs et d'hommes de couleur. Ainsi s'établirait l'égalité devant la loi, et par l'empire de l'habitude, on verrait naître cette confiance nécessaire aux deux classes, qui ne pourront parvenir à cette fusion si désirable pour la prospérité de la France

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d'outre-mer qu'autant que, commencée par les prescriptions de la loi, elle s'infiltrera dans les moeurs par une mutuelle participation à l'oeuvre de la justice. Sur cette base, on pourra construire solidement l'édifice colonial ; sans elle l'avenir sera fécond en orages, et une grande responsabilité aura été encourue par ceux à qui le mal aura été signalé et qui n'y auront pas porté remède. Ils auront semé les tempêtes et ils devront en recueillir les fruits amers.
ABUS DE POUVOIR D'UN GOUVERNEUR M. le contre-amiral Dupotet, à l'occasion de l'affaire de la Grand'Anse (Martinique), a rendu deux arrêtés sur les milices de la colonie. Les dispositions de ces deux arrêtés nous fournissent l'occasion d'examiner l'étendue des pouvoirs des gouverneurs sur les milices coloniales, depuis la loi organique du 24 avril 1833. Par le premier de ses actes, en date du 8 janvier 1834, M. Dupotet a licencié les milices de la Martinique, et ordonné le rétablissement immédiat dans les arsenaux de l'état des armes fournies à chaque milicien. Le second arrêté, rendu le même jour, ordonne la réorganisation immédiate seulement des escadrons de dragons et des compagnies de sapeurs-pompiers. Le motif de la faveur dont jouissent ces deux corps spéciaux est probablement, pour les escadrons de dragons, qu'ils sont composés uniquement de propriétaires blancs ; quant aux sapeurs-pompiers, quoiqu'ils soient tous hommes de couleur, cette faveur s'applique naturellement par l'importance de leurs services ; aussi, malgré le licenciement, est-il dit que, jusqu'à la nouvelle organisation, les sapeurs-pompiers actuellement portés sur les contrôles continueront le service des pompes auxquelles ils sont affectés. Quoi qu'il en soit de ces motifs, ce qu'il importe d'examiner c'est si le gouverneur de la colonie a le droit de dissoudre la milice et de la réorganiser. Aux termes de l'ordonnance du 9 février 1827, article 10, le

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gouverneur avait le commandement général des milices et ordonnait tout ce qui était relatif à leur levée, leur organisation et leur discipline.
Ainsi, en vertu de cette ordonnance, le gouverneur avait non seulement, comme chef militaire, le commandement général des milices de la colonie, il était en outre chargé, comme chef de l'administration, de tout ce qui avait rapport à leur institution. Que, sous l'empire de cette ordonnance, qui lui conférait en cette double qualité des pouvoirs aussi étendus, le gouverneur eût le droit de dissoudre la milice, c'est ce qu'il est inutile de contester aujourd'hui, quoique ce pouvoir exorbitant ne fût pas nommément attribué au gouverneur et qu'il fût difficile de le faire rentrer dans aucun de ceux que lui accordait cette ordonnance, pas même dans celui de régler leur discipline, puisque la discipline ne peut s'appliquer qu'à un corps existant, et que la dissolution a pour objet l'anéantissement même du corps. Mais cet état de choses ne subsiste plus aujourd'hui ; la loi du 24 avril 1833, concernant le régime législatif des colonies, tout insuffisante qu'elle est, a restreint considérablement le pouvoir des gouverneurs. L'article 5, qui détermine les matières qui seront régies par des ordonnances royales, comprend au nombre de ces matières l'organisation et le service des milices, et l'article 24 déclare abroger toutes dispositions de lois, édits, déclarations du roi, ordonnances royales et autres actes actuellement en vigueur dans lesdites colonies, en ce qu'elles ont de contraire à la présente loi. Dès lors donc, le gouverneur s'est trouvé dépouillé du droit de régler l'organisation et le service des milices, droit qui est passé dans le domaine des ordonnances royales. L'ordonnance du 22 août 1833, destinée à mettre les dispositions de celle du 9 février 1827 en harmonie avec la nouvelle législation, indique quels sont les articles de cette dernière ordonnance qui ont été abrogés, ceux qui ont été changés et les modifications qu'ils ont subies. Or, l'article 10 que nous avons fait connaître plus haut, et qui accordait au gouverneur non seulement le commandement général des milices mais tout ce qui avait rapport à leur levée, leur organisation et leur discipline, est réduit, en vertu de la loi d'avril 1833 et par l'ordonnance du 22 août 1833, à ce peu de mots : Les milices de la colonie sont sous les ordres directs du gouverneur ; il en a le com

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mandement général. De sorte qu'il ne reste plus aujourd'hui au gouverneur que le pouvoir, qu'il avait auparavant comme chef militaire, de faire tout ce qui est nécessaire pour le service des milices, dont il a le commandement général. Tout ce qui auparavant lui appartenait en sa qualité de chef supérieur de l'administration coloniale, la levée des milices, leur organisation, lui a été formellement enlevé. Il est impossible de voir dans ces termes de l'ordonnance du 22 août 1833 “Les milices de la colonie sont sous les ordres directs du gouverneur,” le droit de dissolution et de réorganisation.
Il n'appartenait qu'à M. Dupotet seul, parmi tous les gouverneurs des colonies, de s'y méprendre : donner des ordres directement à quelque corps, cela suppose son existence, tandis que l'organisation est le droit même de créer le corps, de lui donner l'existence, comme le dissoudre, c'est le tuer et l'anéantir. Ces expressions ne signifient rien, sinon que lui seul a le droit de disposer de la milice ; que ni le commandant militaire de la colonie, ni le directeur de l'intérieur, ni aucun autre fonctionnaire, ne peuvent la convoquer. Le droit qu'ont en France les préfets, sous-préfets et maires, de convoquer la garde nationale, dans les colonies, n'appartient exclusivement qu'au gouverneur à l'égard de la milice : mais il n'en résulte pas qu'il ait le droit de la dissoudre et de l'organiser. Ce droit en France est également distinct et séparé de celui de convoquer, et il ne peut être exercé que par ordonnance royale. Ainsi les arrêtés pris par M. le gouverneur Dupotet, pour la dissolution et la réorganisation des milices de la Martinique, constituent un veritable abus de pouvoir, une violation de la loi d'avril 1833. Probablement son successeur, M. l'amiral Halgan, considérera ces arrêtés comme non avenus et continuera de commander la milice telle qu'elle était organisée avant les actes de dissolution ; autrement ce serait participer à l'illégalité commise par son prédécesseur.

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MACHIAVÉLISME COLONIAL. L'aristocratie coloniale, habile comme toutes les aristocraties à couvrir ses actes d'apparences spécieuses, et sachant dissimuler et mentir quand il le faut, vient de présenter, dans les rares journaux d'Europe auxquels elle a accès, le jugement qui vient d'être rendu dans l'affaire de la Grand'Ans> sous un jour favorable et doux, sans s'expliquer au fond, sans donner nuls détails : la mansuétude de la cour royale de la Martinique a été grande, sa modération s'est hautement manifestée dans ce jugement ; c'est une bonne et douce personne que la cour royale de la Martinique, et à qui le cœur saigne quand elle est contrainte à condamner les gens à être pendus. Si bien qu'elle n'ose en rien dire, et ne vous fait parler d'abord que de sa rare douceur. Par exemple, il est un journal qui lui est dévoué et pour cause, dit-on, lequel, après vous avoir donné des détails qui laissent voir qu'il est mieux informé qu'il ne voudrait qu'on le crût, vous dit d'un grand sang-froid et avec une grâce touchante ces toutes bénignes paroles : « "Nous ne connaissons rien du reste de l'arrêt qui a dû (Voyez la discrétion !) prononcer sur le sort des quatre vingt-sept accusés présents , si ce n'est qu'aucune exécution n'a suivi....." » " Est-il possible, dites-moi, d'être plus généreux que ces messieurs de la justice coloniale ? « "Aucune exécution n'a suivi," » vous dit l'affidé des colons. Peut-on mieux agir, et de quoi vous plaignez-vous ? Un de ces jours cependant on nous annoncera qu'on a reçu l'arrêt in extenso, qu'il ne dément pas les belles espérances qu'en avaient fait concevoir les lettres de nos colonies des Antilles qu'on avait reçues précédemment, et que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. Nous citerons le curieux et machiavélique véhicule par lequel on a voulu disposer l'opinion publique de la métropole avant de lui livrer le texte même de l'abominable arrêt. On lit dans le journal le Temps, sous la date du 16 août 1834 : COLONIES. « On a reçu des nouvelles de nos colonies des Antilles qui vont jus qu'au 10 juillet ; celles de la Martinique ne vont que jusqu'au 5.

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Ces lettres annoncent le dénouement du grand procès des prévenus dans l'affaire de la Grand'Anse ; mais malheureusement les détails manquent à ce sujet ; ils doivent se trouver contenus dans des lettres antérieures de date, expédiées par des navires qui ne sont point encore arrivés. En attendant, ce qu'on a lieu de présumer, c'est que la sévérité de la cour s'est surtout appesantie sur les vingt-sept contumaces, qui n'auraient à redouter les effets de la condamnation capitale qu'autant qu'une nouvelle information ne viendrait pas atténuer les charges qui pésent sur eux. Deux accusés qui ont été condamnés au bannissement, les sieurs Mitis et Nelson, se sont soumis à leur sentence, sans même invoquer le bénéfice du recours en cassation. Nous ne connaissons rien du reste de l'arrêt qui a dû prononcer sur le sort des quatre-vingt-sept accusés présents , si ce n'est qu'aucune exécution n'a suivi ni ne pouvait suivre, et que ceux des condamnés qui ont exercé leur recours en cassation sont traités avec tous les égards que l'humanité pouvait inspirer. Toutes les lettres antérieurement reçues s'accordaient à rendre témoignage de la latitude laissée à la défense. Le zèle des juges et des assesseurs jurés a été mis à une épreuve qu'il a honorablement subie dans la longue et pénible appréciation des délits imputés. Après le prononcé de l'arrêt, M. l'amiral Halgan a fait transporter sur une corvette de l'état les condamnés de Saint Pierre au Fort Royal. Cette mesure d'humanité, plus encore que de prudence administrative, a eu pour objet de procurer aux détenus pendant la durée de leur détention, jusqu'à l'issue du recours en cassation, beaucoup plus d'adoucisserment à leur sort et de facilité de communiquer avec leur famille que les localités de la prison ne l'eussent permis." »
AFFAIRE DE LA GRAND'ANSE. La cour de la Martinique a enfin rendu son arrêt dans le grand procès qui occupait tous les esprits ; après un mois de débats, les juges de la Martinique ont prononcé 15 condamnations capitales, 10 aux galères à perpétuité, aux galères à temps et à la réclusion, et 25 à la déportation. Indépendamment de tout ce luxe de condamnations, tous les contumaces, au nombre de 26, ont été comdamnés à la peine capitale. Sur 117 têtes que demandait M. Nogues, la cour ne lui en donne que 15 ; mais, encore une fois, il a obtenu 10 condamnations aux galères à perpétuité, aux galères à temps et à la réclusion, 25 condamnations à la déportation, et 26 contumaces sont condamnés à

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mort ! Que fera M. Nogues de tout ce sang ? Eu sera-t-il rassasié ? À l'acharnement avec lequel il l'a réclamé, on eût dit qu'il en avait soif. Il ne lui reste plus, si jamais l'échafaud se dresse pour ces victimes, qu'à se placer dessous et à se désaltérer dans tout ce sang de nègres et de mulâtres ; ce sera un moyen pour lui de se réconcilier avec la haute aristocratie coloniale, près de laquelle, dit-on, il n'est pas trop en faveur.
Les débats ont été scandaleux. Des esclaves envoyés par leurs maîtres se demandaient les uns aux autres s'ils se rappelaient leur leçon ; ici c'était une blanche convaincue de mensonge ; là c'était une servante en contradiction avec sa maîtresse ; puis un témoin qui déclarait avoir vu un tel la torche à la main, il le connait, et au même moment il prend un autre pour celui qu'il avait nommé enfin venait la série des témoins passionnés n'articulant aucun fait, mais enveloppant tous les accusés à la fois dans la bannale accusation de vol, d'incendie, de pillage, etc. Les avocats, qui dans cette affaire se sont distingués et ont fait preuve d'indépendance, sont : MM. Pélisson, Moulin Dufresne, Bouisset, tous avocats européens, et M. Lepelletier Saint-Remy, jeune avocat créole, nouvellement arrivé de France et appartenant à une des familles aristocratiques du pays. Nous sommes fiers de ce jeune compatriote, qui n'a pas démenti dans sa plaidoirie les principes qu'il a puisés en France, et nous citons son nom avec d'autant plus de reconnaissance et d'orgueil que son dévouement dans toute cette affaire a été pur, généreux, désintéressé. À l'ouverture de ce procès-monstre, le journal officiel de la colonie avait commencé à publier les débats, mais cette innovation d'un excellent esprit en est restée là. Les juges-colons, effrayés de l'effet produit par cette publicité inusitée, et sentant bien que la connaissance des dépositions surtout soulèverait les passions contre les témoins, presque tous faux, et contre le ministère public, ont engagé l'autorité à faire cesser la publication du compte-rendu des assises. Et certes ils ont eu bien raison, car toutes les iniquités du procès eussent été mises ainsi au grand jour et l'odieux en fût retombé sur qui de droit ; ils ont eu bien raison, car l'indignation publique les eût empêchés peut-être de rendre leur inique arrêt, qui n'est autre chose que l'expression d'une vengeance de caste,

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et non pas un véritable jugement. Juges et parties, privilégiés, élevés dans les préjugés atroces de leur caste, tout ce qui est lumière et justice les épouvante, et c'est qu'en effet tout ce qui est lumière et justice ne peut tourner qu'à leur honte et à leur confusion. Dès lors ils devaient appréhender la publicité des débats, et elle eût été en effet dangereuse pour eux.
Ce point obtenu facilement, il ne leur restait plus qu'à faire semblant de suivre avec attention les dépositions des témoins et toutes les phases de l'affaire ; mais l'arrêt était d'avance au fond de leur pensée ; ils l'avaient formulé dans leur coeur, et il ne restait plus qu'à le rendre au milieu de l'appareil et du simulacre d'un procès criminel. Les juges-colons ont admirablement fait en cette occasion ; ils n'ont pas démenti le sang qui coule dans leurs veines : ils n'ont pas abjuré ce vieil esprit de séparation que nous nous flattions de voir céder peu à peu aux tendances humaines du siècle et faire place dans leur cœur aux principes sacrés de la fraternité des hommes. C'eût été pourtant une belle occasion à eux de se monter modérés et justes envers les hommes de couleur, auxquels d'ailleurs une amnistie avait été promise, et d'arriver par là à cette fusion désirable qui était dans nos voeux. Ils ne l'ont pas voulu. Eh bien, donc ! gardons nos haines de part et d'autre ; et que s'il y a du sang versé, il retombe sur la tête de ces hommes qui ne comprennent que leur sordide intérêt de caste, et pour qui la justice et l'humanité ne sont rien !
États-Unis ÉMEUTES DE NEW-YORK Des désordres très graves ont eu lieu à New-York. Voici ce que nous lisons dans les journaux anglais : On a reçu des journaux de New-York jusqu'à la date du 15 juillet. Il y avait eu les jours précédents des troubles sérieux dans cette ville. La populace s'était ameutée et avait attaqué plusieurs maisons, ainsi que des églises et des chapelles qu'elle avait dévastées après en avoir brisé toutes les portes et les fenêtres. La cause de ces désordres parait avoir été l'explosion du mécontentement populaire contre les philan

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tropes qui s'efforcent de préparer le grand œuvre de l'abolition de l'esclavage aux États-Unis. Les maisons dévastées appartenaient en grande partie à des ministres de la religion qui avaient préché en faveur des esclaves. L'église qui a le plus souffert est l'église épiscopale africaine de Saint-Philippe ; la chapelle africaine de la secte des anabaptistes et l'école africaine ont aussi été ravagées. La populace a assiégé entre autres maisons celle d'un barbier, homme de couleur. Celui ci à montré le plus grand courage et a tenu tête pendant trois heures aux assaillants , sur lesquels il a tiré plusieurs coups de pistolet. Son domicile n'a pas été envahi.
Il y a eu à Newark, dans le New-Jersey et dans d'autres villes des désordres de la même nature et provenant de la même cause. Le 14, la tranquillité était parfaitement rétablie à New-York. Le Journal du Havre contient des détails plus complets sur ces événements : « Il parait, dit-il, que le point de départ de ces manifestations a été la formation à New-York d'une société pour l'émancipation des noirs dans les provinces sud de l'Union. Dès le mercredi 9 juillet, une première invasion eut lieu dans la chapelle de Chatam-Street ; mais la foule se retira sans commettre de dégât. Elle se porta sur la maison de M. Lewis-Tappan dans Rose Street ; une brique fut lancée sur les croisées ; mais sur l'avis qu'il y avait du trouble au théâtre de Bowery, la multitude s'y élança, les portes de la salle furent forcées, et les excuses demandées au régisseur ayant été présentées par M. Hamblin, né en Angleterre, furent accueillies par les cris : À bas l'étranger ! à bas l'Anglais ! Il fallut 60 watchmen, armés de leurs bâtons, pour faire évacuer la salle. » On proposa alors de se rendre chez M. A. Tappan, mais on en revint à l'idée d'aller achever chez M. Lewis-Tappan ce qui avait été commencé. La porte, les persiennes, les volets furent brisés à coups de pierres et de briques ; la maison fut alors envahie, les meubles jetés ou traînés dans la rue, où l'on en fit un feu de joie. Les watchmen accoururent sur les lieux, et une charge vigoureuse repoussa la populace de Rose-Street dans Pearl-Street, malgré une résistance opiniâtre et une pluie de pierres. Là, comme le champ de bataille s'élargit devant eux, les watchmen ne se trouvèrent plus en force ; ils cessèrent de poursuivre la foule, qui se rallia et les chargea à son tour avec furie. Le combat dura quelque temps avec diverses alternatives de succès pour les deux partis, jusqu'à ce que le maire et les autorités civiles eussent décidé que les watchmen s'armeraient des mêmes projectiles que les assaillants , afin de pouvoir égaliser les chances. Bientôt, approvisionnés de briques et soutenus par un nombreux renfort d'hommes, les watchmen firent une dernière décharge avec tant d'impétuosité qu'ils réussirent à disperser leurs adversaires. Les autorités restèrent en possession du champ de bataille. Plusieurs des chefs marquants dans ces scènes de désordre ont été arrêtés et sont en prison.

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Le nombre des blessés est considérable, mais nous n'avons pas appris que personne le fût dangereusement. Plusieurs hommes de couleur, qui s'en allaient chez eux après une fatigante journée de travail, tombèrent entre les mains de la foule et furent battus jusqu'à rester pour morts sur la place. Ces désordres affligeants se sont renouvelés vendredi soir. Une nouvelle attaque fut dirigée contre la chapelle de Chatam Street. Les vitres de la maison du docteur Cox furent brisées des barricades élevées au moyen de charettes et de tombereaux pour renfermer les cavaliers et les watchmen, mais elles furent mal défendues, et à minuit les rues étaient balayées. Dans l'intervalle, les vitres de l'église de Sion, société composée de gens de couleur, furent brisées. Le vendredi 11, dit un journal de New-York, le magasin de M. A. Tappan a été attaqué à neuf heures et demie par une troupe d'hommes et d' enfants , qui lancèrent des volées de pierres dans les vitres, mais qui n'essayèrent pas d'enfoncer les portes ; ils se dispersèrent à l'apparition des watchmen. Entre dix et onze heures, une foule nombreuse se rassembla devant l'église du docteur Cox, dans Laigh-Street ; les portes et les fenêtres furent brisées, et dans l'intérieur, tout ce qu'on pouvait détruire fut mis en pièces. De l'église, la foule se porta dans Charlton-Street, à la maison même du docteur Cox, mais elle y trouva un fort détachement de la police, et toutes les avenues bien gardées. Ce fut alors le tour de l'église du docteur Ludlow, située dans Spring Street ; déjà les portes et les fenêtres étaient brisées, lorsqu'une patrouille de watchmen, arrivant sur les lieux, suspendit un moment cette scène de violence et s’empara de deux des chefs. Reconnaissant le petit nombre de ces adversaires, la foule délivra les deux prisonniers, battit les watchmen, les mit en fuite et vint reprendre son oeuvre de destruction. Bientôt l'intérieur de l'église n'offrit plus que des débris ; la salle des sessions partagea bientôt le même sort. Dans ce moment arriva un piquet de cavalerie qui parut effrayé d'agir, à cause de l'immense supériorité du nombre des insurgés : il y avait alors près de 4000 hommes devant l’église. La troupe repartit au grand galop. Pour l'empêcher de revenir, deux barricades aussitôt élevées en travers de la rue des deux côtés de l'église. Vers onze heures et demie, un fort détachement de cavalerie et d'infanterie parut à l'extrémité de la rue : la cavalerie se lança au galop sur la première barricade qu'elle franchit ; quelques chevaux s'abattirent sur la seconde, mais la rue fut cependant évacuée en fort peu de temps, et l'infanterie prit possession de l'église tout en ruines. À peu près à la même heure, un autre rassemblement attaqua l’église africaine épiscopale de Saint-Philips, dans Center-Street, dont le pasteur, M. Peter Williams, est un homme de couleur ; ces furieux détruisirent tout ce qu'ils purent arracher. Les fenêtres d'une autre église africaine, dans Anthony Street, furent mises en pièces. L'école africaine d'Orange-Street, où se rassemble aussi une congrégation

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méthodiste, fut entièrement démolie. Plusieurs maisons où demeuraient des hommes de couleur et leurs familles, dans Orange, Mulberry, Anthony et Leonard-Streets, furent attaquées et en grande partie détruites. Les meubles, portés dans la rue, servirent à faire des feux de joie.
Un grand nombre de noirs se rendirent aux bureaux de police, àl'Hôtel-de-Ville, pour réclamer la protection des autorités. Une note datée de la nuit du vendredi au samedi, à trois heures et demie, porte : La foule, épuisée par ses propres violences, s'est dispersée d'elle-même. Le calme est maintenant rétabli dans la ville. Un journal de New-York a fait à ce sujet les réflexions suivantes : « Pendant plus de cinq heures, notre ville a été la proie d'une populace en furie, qui partout devant elle a porté la destruction. Tous les efforts des watchmen, des troupes même n'ont servi tout au plus qu'à retarder les progrès de cette insurrection contre la propriété. Il y avait peut-être plus de mille soldats sous les armes, sans compter deux escadrons de cavalerie ; mais la populace était tellement convaincue de l'illegalité qu'il y aurait pour les troupes de tirer sur les citoyens sans que le gouverneur fût présent, qu'elle semblait plus disposée à braver leurs coups qu'à se retirer. Si cette opinion se fonde sur l'erreur, il faut la détruire immédiatement. Les affaires en sont arrivées à ce point que si des mesures sévères ne sont pas adoptées, notre gouvernement cessera d'exister." » Cette grossière et brutale aggression du peuple de New-York contre les abolitionistes, qui usaient d'un droit incontestable, est un accident fâcheux qui témoigne du peu de progrès de la masse populaire de certains États de l'Union américaine. Une cupidité sans pudeur, l'ignorance et le mépris des droits des citoyens, non moins que de ceux de l'humanité, l'absence presque absolue du sentiment chrétien de la fraternité, c'est ce qui malheureusement paraît caractériser encore à un haut degré la portion de la population de New-York qui a pris part à ce triste et malheureux événement, triste en ce qu'il indique un état moral arriéré, malheureux parce qu'il est déshonorant pour l'humanité et qu'il ferait presque douter de l'avenir de la civilisation. Heureusement que ce n'est qu'un désordre passager, un accident de peu de conséquence. Rien ne prévaudra contre la bonne cause. Le mauvais vouloir des prolétaires blancs, auxquels, dans certains pays, la sueur et les douleurs de l'esclavage épargnent quelque labeur, et que, par

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suite, un hideux égoïsme anime contre son émancipation, pas plus que le machiavélisme des grands propriétaires que le travail seul des noirs a fait riches et puissants , n'empêcheront l'accomplissement d'un pouvoir sacré de la civilisation moderne. Dans un temps donné, quoi que fassent ceux-ci, quelque résistance qu'opposent ceux-là, bon gré, malgré, il n'y aura plus d'esclaves, pas plus dans les Antilles que dans l'Amérique du nord, et les préjugés de couleur s'effaceront complètement partout où les mœurs non moins que les idées seront en progrès, c'est-à-dire dans tous les pays vraiment civilisés.
Du reste si, à New-York, une partie de la population s'est soulevée coutre les abolitionistes, à la Nouvelle-Orléans le peuple s'était porté naguère à un mouvement analogue, mais en sens inverse, contre une habitation dont le propriétaire avait traité sans pitié ses esclaves. On ne peut donc rien inférer de bien positif sur les dispositions actuelles de la population des États-Unis à l'égard de l'abolition de l'esclavage. La société des abolitionistes qui s'est formée à New-York a déclaré, dans un manifeste qu'elle a publié à la suite des derniers troubles, qu'elle ne solliciterait jamais du congrès une loi inconstitutionnelle comme le serait une loi pour l'abolition de l'esclavage. Cela a été très mal compris par quelques publicistes français. Le congrès, aux États-Unis, n'a pour mission que de traiter les affaires générales de l'Union ; il ne saurait intervenir, sans abus de pouvoir, dans certaines questions qui ne peuvent être résolues, en droit et en fait, d'après la constitution qui lie les uns aux autres les États qui forment la grande république américaine, que dans les assemblées, indépendantes à plusieurs égards, de chaque État. Dès lors il n'appartient pas au congrès de décider telle ou telle question d'une manière obligatoire pour tous les États. La question de l'abolition de l'esclavage est malheureusement une de celles-là. Dans les nombreux États où l'esclavage a été aboli, ce sont les législatures particulières qui l'ont fait. Ce n'est donc que d'elles et des progrès des grands principes d'humanité dans les masses, qu'on doit attendre l'émancipation dans les États où elle n'a pas encore été prononcée. C'est aussi pour hâter ce progrès que les Sociétés abolitionistes se sont constituées. Malgré les vains efforts de la malveillance, elles exerceront une grande

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influence sur cette importante question, et nous croyons que les malheureux noirs ne tarderont pas à en ressentir les heureux effets.
ANGLETERRE LONDRES BANQUET À L'OCCASION DE L'ABOLITION DE L'ESCLAVAGE Le 1er août a eu lieu un banquet public à la taverne des Francs Maçons pour célébrer l'abolition de l'esclavage, opérée ce jour-là dans toute l'étendue des possessions coloniales de la Grande-Bretaqne. Le très honorable lord comte Mulgrave (1) occupait le fauteuil. Peu après six heures et demie, 132 personnes se sont mises à table. Parmi celles qui étaient présentes, nous avons remarqué M. le secrétaire Rice, le vicomte Morpeth, le docteur Lushington, sir H. Varney, M. Whitmore, M. O'Connel, M. H.-G. Ward, M. T.-S. Buckingham, tous membres du parlement, et plusieurs autres qui ont pris une part active dans la grande question de l'émancipation des nègres, laquelle est maintenant heureusement terminée. Des hommes de couleur des Indes occidentales, en grand nombre, étaient de ce banquet ; leur présence, comme on peut s'y attendre, n'a fait qu'ajouter à l'intérêt qu'offrait cette réunion. En effet le discours éloquent et touchant que l'un de ces derniers, M. Lecesne, a prononcé dans le cours de la soirée a donné une preuve nouvelle et convaincante que les dons de l'esprit sont également partagés entre tous les hommes, quelles que soient leur patrie et leur couleur, et que non seulement la nécessité, mais la justice, exigeait de la législation anglaise ce grand acte par lequel nos frères noirs des colonies sont rendus à la liberté par la politique et par la morale. Le diner fini, le noble président a proposé un toast à la santé du roi, en faisant observer que le grand événement qu'il célé- (1) Garde-des-sceaux privé et membre du cabinet

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-braient occuperait dans les siècles à venir la plus belle page dans l'histoire de la vie et du règne de ce monarque. ( Applaudissements .) Après ce toast, M. Buxton s'est levé et en a proposé un qui, a-t-il dit, ne pourrait manquer de recevoir l'approbation de tout le monde, celui-ci : « À la santé des peuples des colonies nouvellement émancipés ! (Bravos redoublés.) Cependant, voulant, avant que de porter ce toast, adresser au dernier gouverneur de la Jamaïque quelques questions sur l'état passé et actuel de cette île, il désirait, dit-il, qu'on répondit à sa question, afin de faire voir que les défenseurs de l'anti-esclavage n'étaient capables ni d'exagération ni de fausse interprétation des faits. Le comte Mulgrave se leva au milieu d'un tonnerre d' applaudissements . Il répondit qu'il allait, avec plaisir, donner le détail des choses qu'il avait pu observer durant le temps qu'il avait eu l'honneur d'être gouverneur de la Jamaïque : "Il est quelques cas, dit-il, auxquels je ne puis certainement penser qu'avec de tristes souvenirs et desquels je ne parlerai que légèrement, vu que tous griefs passés doivent être oubliés, autant au moins que les circonstances présentes le permettent, et particulièrement dans un moment pareil à celui-ci, où des Anglais nés-libres sont réunis pour célébrer le plus beau jour de leur histoire. Si les circonstances l'eussent permis, j'aurais désiré passer ce jour mémorable à la Jamaïque. Quel plaisir j'eusse éprouvé en voyant des milliers de visages heureux et joyeux saluant son aurore ! C'était le jour de naisssance de leur liberté. (Bravos.) Si ma santé l'eût permis, j'eusse sacrifié tout au monde pour me trouver au milieu d'eux. (Bravos.) Mon estimable ami m'ayant demandé de rendre compte de ce que j'ai vu à la Jamaïque, je vais tâcher de le satisfaire." Après avoir prié l'assemblée d'excuser la brièveté de son discours, il continue : J'ai basé mon opinion sur mes rapports personnels avec les nègres eux-mêmes. Les défenseurs du système inhumain de l'esclavage ont parlé beaucoup de l'amélioration opérée depuis quelques années dans l'état de ces êtres infortunés. Il est de mon devoir de dire que je considère ce qu'ils ont avancé comme très exagéré. Des atrocités ont été commises jusqu'au moment où le bill pour l'émancipation des esclaves a passé ; ces atrocités n'auraient pu être prévenues ni empêchées par aucune mesure partielle. Si cette

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grande mesure n'eût pas été adoptée, un bouleversement horrible devait s'ensuivre. À mon arrivée à la Jamaïque, je trouvai cette île dans la plus terrible confusion ; le plus grand mécontentement y régnait parmi les nègres, par suite de ce que leurs espérances avaient été frustées et de ce qu'ils étaient si incertains sur leur liberté. Je suis pourtant heureux de dire que sur la fin de mon séjour comme gouverneur dans cette île, il s'est opéré des améliorations considérables. Il y a sept mois, je fis le tour de l'île. Pendant ce voyage, je m'adressai à 50,000 nègres, et leur expliquai clairement et longuement le grand changement qu'ils étaient sur le point de subir. Mon cœur bondissait de plaisir en voyant l'attention extraordinaire qu'ils prêtaient à mes paroles. Je n'oublierai jamais la joie que je voyais briller sur leurs visages en ces occasions. Je leur dis que les châtiments corporels ne seraient plus infligés ; qu'eux et leurs enfants seraient libres désormais, et que l'éducation s'étendrait à tous, de manière à ce qu'ils pussent mieux jouir des bienfaits de la liberté. Alors, comme aujourd'hui, j'avais l'intime conviction que l'esclavage répugnait à tout sentiment moral et religieux, qu'il fallait ou l'abolir ou le laisser tel qu'il était, que des demi-mesures ne suffiraient pas. Mon opinion était d'autant plus forte qu'elle était appuyée sur les paroles d'adieu qu'avait prononcées mon noble prédécesseur (leducde Manchester ) quand il déclara que les ressources de l'île ne seraient pleinement développées que lorsque l'esclavage serait complètement anéanti.
Tels étaient les effets avilissants que produisait l'esclavage, non seulement dans l'esprit des esclaves, mais même dans celui des maîtres, qu'on cite des exemples où des femmes ont infligé les plus grandes tortures à leur propre sexe ; des forfaits semblables ont été commis par des monstres à figures humaines quand des femmes esclaves refusaient de se soumettre à leur passion brutale. Les nègres ne seront plus traités comme des bêtes de somme ; ils jouiront dorénavant des privilèges des hommes libres. Je suis convaincu, d'après ce que j'en ai vu et appris, qu'ils deviendront un jour de bons et d'utiles sujets ; et je sais, à n'en pas douter, que l'esprit du nègre n'est point impropre à recevoir une instruction morale et religieuse. Le noble lord termina son discours en souhaitant une longue vie aux esclaves nouvellement émancipés.

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Monsieur Buxton, après avoir fait observer que dès ce jour l'esclavage serait entièrement aboli, et que le nègre, qui jusqu'ici avait été considéré comme un article de commerce, jouirait dorénavant des privilèges d'un sujet anglais, dit que lorsque l'énergie du noir aurait été pleinement développée par l'état de liberté, ses facultés seraient en tout égales à celles des blanes : Et qui sait, continua t-il, si dans quelques années le caractère du nègre ne sera pas assez favorisé pour rivaliser avec le plus fier et le plus superbe d'entre ceux qui l'ont si longtemps ? M. Spring-Rice, secrétaire des colonies, se leva ensuite et exprima sa satisfaction d'être présent à la célébration du grand triomphe que les amis de l'humanité venaient de remporter en faveur des pauvres nègres tant avilis : « Je remercie la Providence, continua-t-il, de ce qu'elle a couronné leurs efforts, et en me voyant entouré d'hommes qui, au milieu des bons et mauvais rapports qu'on leur faisait, ont travaillé si longtemps pour effectuer ce grand et glorieux projet, j'avoue que je suis fier de m'être associé avec eux. J'espère que le pays rendra justice aux grands et excellents hommes, les membres du gouvernement de sa majesté, qui ont si puissamment travaillé à l'émancipation des esclaves. Je ne puis oublier que ce furent ces mêmes hommes qui en 4806 présentèrent le bill pour l'abolition de la traite des noirs. L'instruction morale et religieuse des nègres doit être maintenant la première considération du gouvernement : aussi va-t-il y donner toute son attention." L'honorable orateur, après avoir annoncé en terminant que nul effort de sa part ne manquerait lorsqu'il s'agirait de travailler à la prospérité de nos possessions coloniales, porta ce toast : " À la prospérité politique et sociale des colonies !" M. Lecesne, l'homme de couleur dont nous avons déjà parlé, remercia, en son propre nom et en celui de la population noire des colonies, le gouvernement de sa majesté, qui, avec l'assistance des amis des nègres dans ce pays, avait opéré un changement aussi glorieux. Il parla de l'administration du noble président, comme gouverneur de la Jamaïque, avec les plus grands éloges, et fit observer que la tranquillité qui règne maintenant à la Jamaïque était due principalement à la manière douce, quoique ferme et politique, avec laquelle le noble comte avait agi pendant son

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séjour dans cette île. Il termine en proposant la santé du noble président. Le président, en le remerciant, fit allusion à l'éloquence et au bon goût dont M. Lecesne avait fait preuve dans son discours.
(Times, 4 août.)
FRANCE PARIS ORGANISATION DE LA COLONIE D'ALGER Le Moniteur du 15 août publie diverses ordonnances relatives à nos possessions dans le nord de l'Afrique. La première ordonnance, datée du 27 juillet, dispose que le commandement général et la haute administration des possessions françaises dans le nord de l'Afrique (ancienne régence d'Alger) sont confiés à un gouverneur-général. Il exerce ses pouvoirs sous les ordres et la direction du ministre de la guerre. Un officier-général commandant les troupes, un intendant civil, un officier-général commandant la marine, un procureur-général, un intendant militaire, un directeur des finances, sont chargés des différens services civils et militaires, sous les ordres du gou verneur-général et dans la limite de leurs attributions respectives. Le gouverneur-général a près de lui un conseil composé des fonctionnaires qui viennent d'être désignés. Suivant la nature des questions soumises au conseil, le gouverneur-général y appelle les chefs des services spéciaux, civils ou militaires, que l'objet des discussions peut concerner.Ils ont voix consultative. Jusqu'à ce qu'il en soit autrement ordonné, les possessions fran çaises dans le nord de l'Afrique seront régies par des ordonnances royales. Le gouverneur-général prépare en conseil les [projets d'ordonnances que réclame la situation du pays et les transmet au ministre de la guerre. Dans les cas extraordinaires et urgens, il peut provisoirement et par voie d'arrêté rendre exécutoires les dispositions contenues dans ces projets.

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Une seconde ordonnance, également du 27 juillet, nomme M. le lieutenant-général Drouet, comte d'Erlon, gouverneur-général. Puis vient l'ordonnance sur la justice, datée du 10 août. Il y aura des tribunaux de première instance à Alger, à Bone et à Oran, un tribunal de commerce et un tribunal supérieur à Alger. Des assesseurs musulmans sont attachés aux tribunaux de première instance d'Alger, de Bone et d'Oran. Les tribunaux indigènes sont maintenus. Il y aura des tribunaux israélites partout où besoin sera. Par une quatrième ordonnance, du 12 août, M. Lepasquier, préfet du Finistère, est nommé intendant civil des possessions françaises dans le nord de l'Afrique, en remplacement de M. Genty de Bussy. Par une autre ordonnance du 12 août, M. Laurence, député, est nommé commissaire spécial de la justice. Une dernière ordonnance>, aussi du 12 août, nomme le contre-amiral Botherel de la Bretonnière commandant de la marine dans les possessions d'Afrique. Il aura sa résidence à Alger. -Par ordonnance du 25 août ont été nommés : Président du tribunal supérieur d'Alger, M. Filhon, avocat général à la cour royale de Bastia ; Juges dans les possessions françaises du nord de l'Afrique, MM. Bonnet des Maisons, actuellement juge dans lesdites possessions ; Cornisset-la-Mathe, idem ; Salles, juge d'instruction au tribunal civil de Lourdes ; Ponton-Damécourt (Louis), ancien procureur du roi ; Solvet, substitut du procureur du roi près le tribunal civil de ; Giaccobi, substitut du procureur du roi près le tribunal civil de Quimper ; Verdun, substitut du procureur du roi près le tribunal civil de Vienne ; Juges suppléans : MM. Gaurans, avocat à Toulouse, et Germain, avocat à Saint-Gaudens. Premier substitut du procureur général du roi à Alger : M. Loyson, procureur du roi près le tribunal civil de Colmar. Substituts du procureur-général du roi à Alger : MM. Daverton, ancien procureur du roi près le tribunal civil de Melle ; Renaud Lebon, avocat à Paris ; et Fleury, substitut du procureur du roi près le tribunal civil de Castellane.

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NOUVELLES DIVERSES On nous assure que M. Charles Télèphe, officier de la garde nationale de la Martinique, présentement à Paris, vient d'écrire une lettre au ministre de la marine et des colonies pour éclairer la religion de ce ministre sur l'épouvantable affaire de la Grand'Anse. On sait que M. Télèphe a joué un rôle dans cette affaire : en sa qualité d'officier de la garde nationale, il fut investi de la confiance du gouverneur, dans un moment où l'on avait à craindre le parti que prendrait la masse des hommes de couleur en présence de leurs frères armés, qui, à l'imitation des blancs, s'étaient retranchés aussi dans le camp du Fond-Capot. M. Télèphe fut porteur de paroles d'amnistie pour les hommes de couleur. M. Télèphe explique, dit-on, dans sa lettre, toutes ces particularités au ministre. Nous ne pouvons qu'applaudir au sentiment de justice et de patriotisme qui a dicté cette lettre à cet officier. - Dans une réunion des fondateurs de la Société pour l'abolition de l'esclavage, qui a eu lieu le 15 août, les membres présents ont résolu d'offrir la présidence de la Société à M. le duc de Broglie, dont les éloquents discours, à la chambre des pairs, sur la traite des nègres, sont d'honorables antécédents et de précieuses garanties. MM. Passy et Odilon-Barrot ont été nommés vice- présidents , MM. Delaborde et Isambert, secrétaires. M. Passy a été chargé d'écrire le programme des travaux que la Société se propose. M. Isambert préparera un travail sur les premières modifications qu'il importe d'introduire dans la législation coloniale relative aux esclaves. M. Gaëtan de Larochefoucauld a consenti à rédiger une analyse des travaux de la Société de la morale chrétienne dans leurs rapports avec l'abolition de l'esclavage. - Une lettre de M. Gaëtan de Larochefoucauld, qui nous a été communiquée par M. Delaborde, secrétaire de la Société pour l'abolition de l'esclavage, annonce que plusieurs pairs de France et un grand nombre de députés ont témoigné le désir de faire partie de cette Société ; nous avons retenu le nom de M. l'amiral Verhuell, connu par son excellent discours à la chambre des pairs sur la traite des noirs. - Les habitans du Sénégal, en reconnaissance des bons ser

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vices que leur a rendu autrefois M. le baron Roger, ancien gouverneur de cette colonie, et maintenant membre de la chambre des députés, lui ont envoyé une pirogue africaine faite d'un seul trone d'arbre.
- -Ont été reçus docteurs-médecins, à la Faculté de médecine de Paris, les hommes de couleur dont les noms suivent : MM. Antoine Clavier, de la Martinique. Virgile, de la Guiane. Salesse, de l'île Maurice. Merlet, de Haïti. M. Eugène Clavier a été reçu avocat à Rennes. - M. Bissette avait été cité en police regectionnelle par M. Artaud, à l'occasion d'une Lettre à M. Cicéron, avocat à la Martinique ; dans cette lettre, M. Artaud a vu un fait de diffamation contre lui. Le tribunal, sans avoir égard aux conclusions de M. Artaud, a condamné M. Bissette à 25 francs d'amende. Nous rendrons compte de ce procès dans notre prochain numéro.
On dit que M. Arsène Nogues, procureur-général à la Martinique, travaille de toutes ses forces pour mériter la main d'une jeune personne créole, fille d'un riche colon blanc de la colonie. M. Arsène Nogues aura-t-il gagné ses éperons par l'arrêt de condamnation qu'il vient d'obtenir de la cour de la Martinique ? On nous assure que les délégués de l'aristocratie de la Martinique sollicitent du ministre de la marine et des colonies la décoration d'officier de la Légion-d'Honneur pour M. Arsène Nogues. Déjà M. Arsène Nogues avait été décoré de la Légion-d'Honneur peu après l'exécution des vingt-quatre esclaves condamnés à mort en 1831. Après la condamnation dans l'affaire des déportés de la Martinique, en 1824, RICHARD-LUCY, alors procureur-général, vint en France, sollicita du ministère de la marine et obtint très facile ment la décoration de la Légion-d'Honneur. On sait que RICHARD-LUCY avait fait exécuter l'arrêt de condamnation aux galères à per

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pétuité au mépris du pourvoi en cassation qui avait été formé par les condamnés.
Nous croyons tenir d'une source certaine que les trois magistrats qui ont siégé dans l'affaire de la Grand'Anse, M. Perrinelle, M. Lepelletier-Duclary, ainsi que RICHARD-LUCY, vont arriver très incessamment en France. COLONIES FRANÇAISES MARTINIQUE On nous écrit de Saint-Pierre : "........ Nos malheureux condamnés se sont pourvus en cassation. Vous avez ici la liste des condamnés à mort. On va, dit-on, faire imprimer l'arrrêt, que je ne manquerai pas de vous envoyer. En vérité, mon cher ami, depuis un mois nous étions fatigués de voir passer sous nos yeux le matin et le soir une procession d'hommes, enchaînés ou menottés deux à deux et garrottés par dessus le marché, escortés de 60 à 80 gendarmes royaux avec fusils et environ 200 hommes de troupes. J'ai oublié de vous dire que nos malheureux frères n'ont pas osé parler, dans leur interrogatoire, du drapeau blanc du camp Bonafond. On dit que c'est Me Deslix, avocat du Fort-Royal, qui, après avoir exigé 22 quadruples d'Espagne, de huit malheureux pour les défendre, a engagé ces pauvres ignorants à ne point parler de cette circonstance, sous prétexte que cela pourrait indisposer les juges contre eux. Mais le croirait-on ? ce même Deslix, après s'être fait payer si chèrement, n'a pas même attendu l'arrêt pour former le pourvoi de ses malheureux clients en cas de condamnation, et est parti pour le Fort-Royal hier avant le prononcé du jugement. Que diront d'une telle conduite vos avocats d'Europe ? Sa défense est tellement coloniale qu'il a sollicité et facilement obtenu de la faire insérer dans le journal officiel, où elle a paru dimanche dernier 29 juin, tandis qu'on avait craint d'y laisser publier les débats. Admirable justice distributive ! Barthel seul a parlé hardiment du pavillon blanc du camp Bo

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nafond. M. Perrinelle lui a dit : « Vous vous trompez, c'était une nappe qui avait une tache de vin qu'on avait mise au soleil. - Monsieur le président, a répondu Barthel, on ne met pas une nappe au bout d'un bambou de plus de vingt pieds au soleil.
Nous nous occupons du pourvoi de nos malheureux amis. Non, il ne sera pas dit qu'on laisse conduire tant de victimes à l'échafaud. La France nous protégera contre la terreur des blancs. Dans toute cette affaire, Barthel et Samuel se sont montrés fort bien ; ils ont dignement et fermement répondu. Léonce s'est laissé intimider......"
GUADELOUPE Les nommés Marianne et Sébastiano-Francisco de Paula ont, dans la nuit du 11 juin, assassiné le malheureux Francisque Vaille, maitre du port, à la Pointe-à-Pitre. Marianne travaillait depuis assez longtemps dans les gabarres de la ville et passait pour être l'ami intime de Vaille ; celui-ci même le présentait comme son frère. Vaille était parti pour la pêche le 11 juin, à neuf heures du soir, avec Marianne et Sébastiano-Francisco de Paula ; le lendemain, ces deux derniers seraient revenus seuls, et se rendant au domicile de Vaille, ils auraient, en son nom, ordonné à sa servante de préparer un excellent dîner pour eux et pour son maître, qui était resté, disaient-ils, à l'île à Cochon. Pendant l'absence de la servante, ils auraient forcé les malles et enlevé plusieurs bijoux, sept couverts d'argent et une somme de douze à quinze cents francs. Ils auraient pris jusqu'aux ancres d'uniforme de Vaille, ses papiers et sa commission de maître de port. Déjà ils s'étaient assuré un passage sur la goélette le Condor, qui partit le lendemain pour Saint-Thomas, et, par une sorte de fatalité, on ne s'inquiéta de la disparition de Vaille que lorsque ses assassins étaient déjà hors de l'atteinte des lois. Ce n'est que le 14 que le cadavre de Vaille a été retrouvé près du Morne à Savon , où il a dû être charrié par les courants . Son corps était criblé de coups de poignard ; il en avait au dos, au ventre et sur la tête ; trois coups avaient été dirigés au coeur. On en a compté plus de quinze. Après sa mort, Vaille fut précipité à la mer, le cou serré d'une corde à laquelle pendaient des pierres.

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GUIANE On nous mande de Cayenne : "..... Nous sommes ici sous la fâcheuse influence d'une coterie aristocratique, laquelle poursuit avec acharnement tous les hommes indépendants qui ont pris au sérieux les modifications apportées par la nouvelle loi à notre ancienne législation coloniale, que ces messieurs de la coterie voudraient à tout prix maintenir. M. Persegol est un de ces hommes ; aussi cet honorable magistrat a-t-il été forcé de quitter un poste dans lequel, pendant près de dix années d'exercice, il s'est toujours distingué par son impartialité. Le ministre de la marine, en provoquant la démission de M. Persegol, a sans doute agi à l'instigation de quelques hauts fonctionnaires ennemis de la nouvelle loi. Nous espérons que le ministre de la marine, malgré le mauvais esprit du chef de la colonie présentement à Paris, renverra M. Persegol à Cayenne. Nous ne comprenons pas, en vérité, pourquoi on a demandé compte de sa conduite à ce magistrat. Mais, je le répète, on a espoir ici qu'il lui sera rendu justice et qu'on le renverra parmi nous. La sottise et les préjugés règnent ici en souverains : il suffit d'avoir quelque respect pour le bon droit et de vouloir que la justice soit égale pour tous, soit qu'elle protège , soit qu'elle punisse, pour être l'objet de l'animadversion des orgueilleux et plats aristocrates qui nous dominent. À Paris, on ne saurait se faire une idée de l'absurdité illibérale de nos fonctionnaires de tout ordre, la plupart aussi pauvres que méchants esprits. Dans l'atmosphère de liberté où vous vivez, je doute que vous puissiez croire à cet excès de brutisme ; cela va si loin que nous avons vu, je vous l'affirme, ne riez pas d'incrédulité, indignez-vous plutôt ou riez du rire amer du mépris ; oui, nous avons vu un officier de l'état civil refuser l'inscription sur ses registres des noms vénérés des Tracy, des Delaborde, des Isambert, des Salverte, des Villevêque, etc... que des hommes de couleur voulaient donner à leurs enfants en témoignage de leur gratitude profonde pour ces honorables défenseurs de leur liberté. Est-il possible d'imaginer rien de pareil ? La langue, n'est-ce pas, manque de mots pour qualifier tant d'ineptie jointe à si peu de res

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pect pour le droit commun ? C'est pourtant par des actes de cette force que se signalent souvent nos autorités. Pauvre civilisation que la nôtre ! Le ridicule en cette affaire l'emporte sur la barbarie ; heureux quand la barbarie ne l'emporte pas sur le ridicule !.....
SÉNÉGAL Les plus récentes dépêches portent la date du 29 juin. Elles annoncent qu'un envoyé du chef des Maures Trarsas était arrivé à Saint-Louis le 24 juin pour négocier la paix ; mais que, n'ayant pu tomber d'accord avec le gouverneur du Sénégal sur les stipulations du traité à conclure, cet envoyé était retourné vers le roi Mohamed-el-Habib pour lui faire connaître les conditions qui lui étaient imposées. Les hostilités avaient d'ailleurs cessé, tant sur la rive droite que sur la rive gauche du fleuve. - On croyait généralement à Saint-Louis que le dénuement dans lequel se trouvaient les Maures Trarzas, par suite de la guerre qui a rompu leurs relations commerciales avec le Sénégal, les forcerait avant peu à demander la paix aux conditions qu'ils ont jusqu'à présent repoussées. - Par arrêt du 9 avril 1854, le conseil d'appel du Sénégal et dépendances, séant à Saint-Louis, a déclaré coupables du crime de traite des noirs dans la rivière de Salum, dépendance de Sénégal, à l'aide de la goélette dite Laguila de Oro, et condamne par application des articles 5, 4 et 5 de la loi du 4 mars 1851, concernant la répression de la traite des noirs, et les articles 21, 22 et 66 da code pénal, savoir : Domingo Pratz et Théodore Canot à cinq ans de travaux forcés, Francisco de Paula Coll et Manuel Rodriguez à cinq ans de réclusion, et tous quatre à l'exposition et au carcan pendant une heure ; Barthélemy Olivier, José-Maria Martorel, Louis Palou, José Hubedas, Andrès Torres, Juan Frédérick, Juan Zamora, Antonio Berga, Jayme Bisbal, Jean-Baptiste Grive et Antoine Galone à un an d'emprisonnement ; et tous ensemble aux frais envers l'état. Le même arrêt a prononcé la confiscation et ordonné la vente par qui de droit de ladite goëlette Languila de Oro. ALGER. Les travaux continuent avec activité. Le nombre des malades est beaucoup moindre que dans les années précédentes. Nos rela

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tions avec les Arabes n'ont en ce moment rien d'hostile, mais elles sont bien loin d'être aussi amicales et aussi sûres que l'on se plaisait à le publier dans les rapports officiels. Cependant si quelques tribus se montrent hostiles, il n'y a pas le moindre symptôme de conflagration générale, et nos établissements n'auront rien à craindre tant qu'ils n'auront à supporter que quelques attaques partielles. Quelques tribus ayant voulu couper nos communications sur le territoire des Ouled-Boasis, cette peuplade et quelques autres du voisinage sont tombées à l'improviste sur les tribus ennemies et les ont mises en déroute complète.
COLONIES ÉTRANGÈRES. MAURICE. On lit dans le Cernéen l'article suivant sur les colonies : "Les questions coloniales se rapportent à deux points de vue tout-à-fait distincts, soit qu'on les envisage relativement à l'émancipation des noirs, question anglaise qui ne peut tarder à devenir celle de toutes les nations civilisées, soit qu'on les considère sous le rapport matériel de la production, de l'économie et du développement commercial. L'émancipation des noirs est une question de principes ; et du jour où la traite fut abolie et repoussée, le principe a été posé. Celui qui plaide en faveur de l'esclavage ne doit-il pas en effet, s'il veut être conséquent, plaider aussi pour la traite ? On ne dit plus, remarque M. de Montvéran, l'abolition de l'esclavage, on dit l'émancipation des noirs ; et cette pudeur dans les termes annonce la solution de la question. C'est un fait puissant à objecter à ceux qui nient les progrès de la civilisation, que ce changement complet de l'opinion publique, qui regardait il y a un siècle la grande iniquité de la traite des noirs comme une chose juste et nécessaire. L'Angleterre, qui se place aujourd'hui à la tête de ce mouvement philantropique, fut en effet la première à exercer la traite sur la côte occidentale de l'Afrique, et la reine Élisabeth, avec toute sa cour, avait pris des actions dans cet infâme trafic, que continuèrent Jacques Ier et Charles Ier. Depuis 1670, environ cinq millions de noirs ont été importés dans les Antilles et sur le continent améri

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au nord de la ligne. Infidèles aux lois ordinaires de la population, 4,555,220 noirs et 2,458,000 mulâtres, métis et sang mêlés, représentent actuellement cette énorme souche. Au sud de la ligne, deux millions de noirs brésiliens représentent peut-être encore plus d'infortunes.
Les six colonies françaises comptent 270 mille esclaves, que les colons estiment 1,500 francs chacun ; les colonies espagnoles de Cuba et dePorto-Rico en ont 320 mille, estimés 1,000 francs environ ; les dix-huit colonies anglaises du golfe du Mexique et de l'île de France (Maurice) en ont 693,200, portés à 1,500 francs ; ce qui, avec les esclaves des colonies hollandaises, de Surinam, Curaçao, Saint-Eustache et Saba, évalués à une centaine de millions, porterait l'indemnité réclamée à près de deux milliards pour l'Europe seule. On ne peut nier que l'esclavage ne se soit développé sous le patronage du gouvernement ; mais l'émancipation des noirs ne doit pas être une source de bénéfices pour les colons, aux dépents des métropoles. Or, si on leur accordait cette somme, les colons seraient à la fois remboursés de leurs avances en même temps qu'ils continueraient à profiter du travail qu'ils avaient eu en vue de se procurer en les faisant une première fois. Sous le point de vue économique, les questions coloniales ne sont guère plus faciles à résoudre, quoique les excellentes considérations de M. de Montvéran sur le développement de la colonie de Cuba, émancipée des monopoles de la mère-patrie, indiquent quelle devrait être cette solution. En effet les colonies fournissent annuellement 648,000,000 de kilogrammes de sucre, 85,000,000 de kilogrammes de café ; elles reçoivent en échange environ 500,000,000 d'objets de consommation. Ce mouvement d'un milliard de francs, qui emploie une navigation de 600 mille tonneaux, près de 5,000 navires, montés par 36 à 40,000 matelots, est sans doute un bel exemple de développement commercial ; mais dans quelles conditions se fait-il ? Les métropoles consommaient d'abord peu de denrées coloniales ; elles ne trouvèrent rien de plus simple que de donner chacune aux colonies le monopole de leur approvisionnement et de se réserver celui de leur consommation. Qu'est-il résulté de cette arrangement ? Le développement de la consommation des denrées coloniales fut extrêmement rapide dans les contrées européennes, et bientôt il ne

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fut plus en rapport avec les ressources de productions des colonies. Ainsi, d'une part, les colonies se plaignirent de ce que les métropoles leur faisaient payer fort cher ce qu'elles auraient pu se procurer à meilleur marché chez les autres nations ; de l'autre, les métropoles réclamèrent la libre importation des denrées que les colonies ne leur fournissaient plus qu'à un taux extrêmement élevé. La solution naturelle était la liberté commerciale pour les deux ; mais, comme la nécessité de fournir à une consommation toujours croissante avait mis les colonies dans des conditions de production tout-à-fait anormales, et que leurs produits ne pouvaient trouver à se placer autre part que dans la métropole, il en est résulté que cette liberté devenait le signal de leur ruine."
BIBLIOGRAPHIE La Revue des Colonies ne restera pas étrangère au mouvement des esprits et tiendra registre fidèle de toutes les publications qu'elle jugera de quelque intérêt pour la cause de la liberté et de la civilisation universelles. Parmi les ouvrages récemment publiés, les Paroles d'un Croyant, de M. de La Mennais, méritent une particulière attention. Jamais livre n'eut un tel retentissement, et cela se conçoit : les Paroles d'un Croyant ne sont pas seulement écrites de ce style haut et ferme qui est familier à M. de La Mennais ; elles touchent à toutes les questions palpitantes qui s'agitent aujourd'hui entre le monde qui s'en va et le monde qui vient ; elles troublent et remuent les âmes qui s'endorment sur la foi du présent, et elles encouragent et consolent celles qui travaillent providentiellement pour l'avenir. Ce livre a surtout jeté la consternation et l'effroi au ban et à l'arrière-ban des champions du passé. Bien que prêtre, M. de La Mennais a eu cet honneur d'être quasi-excommunié par le Pape. Son livre a été tout-à-fait condamné, et en termes bien durs, bien fanatiques, qui sont un signe évident que le véritable esprit chrétien, qui a toujours été fort rare chez les papes, s'est entièrement retiré du Saint- Siège , qui croule aussi comme toutes les vieilles institutions. Pour donner une idée de la manière de l'éloquent écrivain, nous citerons ici les deux beaux morceaux suivants , admirables de tous points, et dont on pourrait appeler le premier la parabole DE L'ASSOCIATION, et le second la parabole DE LA LIBERTÉ.

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I Lorsqu'un arbre est seul, il est battu des vents et dépouillé de ses feuilles ; et ses branches, au lieu de s'élever, s'abaissent comme si elles cherchaient la terre. Lorsqu'une plante est seule, ne trouvant point d'abri contre l'ardeur du soleil, elle languit et se dessèche, et meurt. Lorsque l'homme est seul, le vent de la puissance le courbe vers la terre, et l'ardeur de la convoitise des grands de ce monde ab sorbe la sève qui le nourrit. Ne soyez donc point comme la plante et comme l'arbre qui sont seuls ; mais unissez-vous les uns aux autres, et appuyez-vous, et abritez-vous mutuellement. Tandis que vous serez désunis, et que chacun ne songera qu'à soi, vous n'avez rien à espérer que souffrance, et malheur, et oppression. Qu'y a-t-il de plus faible que le passereau et de plus désarmé que l'hirondelle ? Cependant, quand paraît l'oiseau de proie, les hirondelles et les passereaux parviennent à le chasser en se rassemblant autour de lui et le poursuivant tous ensemble. Prenez exemple sur le passereau et sur l'hirondelle. Celui qui se sépare de ses frères, la crainte le suit quand il marche, s'assied près de lui quand il repose et ne le quitte pas même durant son sommeil. Donc, si l'on vous demande : "Combien êtes-vous ?" répondez : "Nous sommes un, car nos frères, c'est nous, et nous c'est nos frères. » Dieu n'a fait ni petits ni grands, ni maîtres ni esclaves, ni rois ni sujets ; il a fait tous les hommes égaux. Mais, entre les hommes, quelques-uns ont plus de force ou de corps ou d'esprit, ou de volonté, et ce sont ceux-là qui cherchent à s'assujétir les autres lorsque l'orgueil ou la convoitise étouffent en eux l'amour de leurs frères. Et Dieu savait qu'il en serait ainsi, et c'est pourquoi il a commandé aux hommes de s'aimer, afin qu'ils fussent unis et que les faibles ne tombassent point sous l'oppression des forts. Car celui qui est plus fort qu'un seul sera moins fort que deux, et celui qui est plus fort que deux sera moins fort que quatre ; et ainsi, les faibles ne craindront rien lorsque, s'aimant les uns les autres, ils seront unis véritablement.

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Un homme voyageait dans la montagne, et il arriva en un lieu où un gros rocher, ayant roulé sur le chemin, le remplissait tout entier, et hors du chemin il n'y avait point d'autre issue ni à gauche ni à droite. Or, cet homme voyant qu'il ne pouvait continuer son voyage à cause du rocher, essaya de le mouvoir pour se faire un passage, il se fatigua beaucoup à ce travail, et tous ses efforts furent vains. Ce que voyant, il s'assit plein de tristesse et dit : "Que sera-ce de moi lorsque la nuit viendra et me surprendra dans cette solitude, sans abri, sans aucune défense, à l'heure où les bêtes féroces sortent pour chercher leur proie ?" Et comme il était absorbé dans cette pensée, un autre voyageur survint, et celui-ci, ayant fait ce qu'avait fait le premier et s'étant trouvé aussi impuissant à remuer le rocher, s'assit en silence et baissa la tête. Et après celui-ci, il en vint plusieurs autres, et aucun ne put mouvoir le rocher, et leur crainte à tous était grande. Enfin l'un d'eux dit aux autres : "Mes frères, prions notre Père qui est dans les cieux ; peut-être qu'il aura pitié de nous dans cette détresse." Et cette parole fut écoutée, et ils prièrent de coeur le Père qui est dans les cieux. Et quand ils eurent prié, celui qui avait dit : "Prions", dit encore : "Mes frères, ce qu'aucun de nous n'a pu faire seul, qui sait si nous ne le ferons pas tous ensemble ?" Et ils se levèrent, et tous ensemble ils poussèrent le rocher, et le rocher céda, et ils poursuivirent leur route en paix. Le voyageur c'est l'homme, le voyage c'est la vie, le rocher ce sont les misères qu'il rencontre à chaque pas sur sa route. Aucun homme ne saurait soulever seul ce rocher ; mais Dieu en a mesuré le poids de manière qu'il n'arrête jamais ceux qui voyagent ensemble. II Ne vous laissez pas tromper par de vaines paroles. Plusieurs chercheront à vous persuader que vous êtes vraiment libres, parce qu'ils auront écrit sur une feuille de papier le mot de LIBERTÉ, et l'auront affiché à tous les carrefours. La liberté n'est pas un placard qu'on lit au coin de la rue : elle

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une puissance vivante qu'on sent en soi et autour de soi, le génie protecteur du foyer domestique, la garantie des droits sociaux, et le premier de ces droits.
L'oppresseur qui se couvre de son nom est le pire des oppresseurs ; il joint le mensonge à la tyrannie, et à l'injustice la profanation : car le nom de LIBERTÉ est saint. Gardez-vous done de ceux qui disent : Liberté, liberté, et qui la détruisent par leurs œuvres. Est-ce vous qui choisissez ceux qui vous gouvernent, qui vous commandent de faire ceci et de ne pas faire cela, qui imposent vos biens, votre industrie, votre travail ? Et si ce n'est pas vous, comment êtes-vous libres ? Les oiseaux du ciel et les insectes même s'assemblent pour faire en commun ce que chacun d'eux ne pourrait faire seul. Pouvez vous vous assembler pour traiter ensemble de vos intérêts, pour défendre vos droits, pour obtenir quelque soulagement à vos maux ? Et si vous ne le pouvez pas, comment êtes-vous libres ? Pouvez-vous aller d'un lieu à un autre si on ne vous le permet, user des fruits de la terre et des produits de votre travail, tremper votre doigt dans l'eau de la mer, et en laisser tomber une goutte dans le pauvre vase de terre où cuisent vos , sans vous exposer à payer l'amende et à être traînés en prison ? Et si vous ne le pouvez pas, comment êtes-vous libres ? Pouvez-vous, en vous couchant le soir, répondre qu'on ne viendra point, durant votre sommeil, fouiller les lieux les plus secrets de votre maison, vous arracher du sein de votre famille, et vous jeter au fond d'un cachot, parce que le pouvoir, dans sa peur, se sera défié de vous ? Et si vous ne le pouvez pas, comment êtes-vous libres ? La liberté luira sur vous quand, à force de courage et de persévérance, vous vous serez affranchis de toutes ces servitudes. La liberté luira sur vous quand vous aurez dit au fond de votre : "Nous voulons être libres", quand, pour le devenir, vous serez prêts à tout sacrifier et à tout souffrir.- La liberté luira sur vous lorsque, au pied de la croix sur laquelle le Christ mourut pour vous, vous aurez juré de mourir les uns pour les autres. IMPRIMERIE D'BERBAN, 580, RUE SAINT-DENIS
Revue Coloniale Revue Coloniale The Revue Coloniale, was an ephemeral monthly periodical, printed in Paris during the year 1838. Its founder Édouard Bouvet and editor Rosemond Beauvallon conceived of it on the model of many similar, contemporaneous publications reporting on political and economic questions of interest to white colonists while also attending to arts and literature, as attested by the journal’s complete title: Revue Coloniale. intérêts des colons : marine, commerce, littérature, beaux-arts, théâtres, modes. In the December 1838 issue of the Revue des Colonies, Cyrille Bissette acknowledges the Revue Coloniale as both an ideological opponent and a competitor in the print market. Fondée par Édouard Bouvet et dirigée par Rosemond Beauvallon, la Revue Coloniale, sous-titrée intérêts des colons : marine, commerce, littérature, beaux-arts, théâtres, modes, souscrit au modèle des revues destinées aux propriétaires coloniaux, rendant compte de l'actualité politique et économique des colonies tout en ménageant une place aux contenus littéraires, culturels et mondains. Dans le numéro de décembre 1838 de la Revue des Colonies, Cyrille Bissette reconnaît en la Revue Coloniale tant un adversaire idéologique qu'un concurrent dans le paysage médiatique. Le Moniteur universel Le Moniteur universel Le Moniteur universel, often simply referred to as the “Le Moniteur” is one of the most frequently referenced nineteenth-century French newspapers. An important cultural signifier, it was referenced frequently in other publications, in fiction, and likely in contemporary discussions. Its title, derived from the verb monere, meaning to warn or advise, gestures at Enlightenment and Revolutionary ideals of intelligent counsel. Initially, Le Moniteur universel was merely a subtitle of the Gazette Nationale, established in 1789 by Charles-Joseph Panckouke, who also published Diderot and d’Alembert’s Encyclopédie. Only in 1811 that the subtitle officially ascended to title. The Moniteur had become the official voice of the consular government in 1799. Under the Empire, it gained the privilege of publishing government acts and official communications, effectively becoming the Empire's primary propaganda outlet. However, its role was not confined to this function. It survived various political regimes, including the Revolution and the death of Panckouke in 1798. Its longevity can be attributed to its adaptability, with its successive iterations reflecting the political culture of each historical stage, transitioning from an encyclopedic model during the Revolution, to a state propaganda tool during the First Empire, to a collection of political speeches under the constitutional monarchy and the Second Republic, and finally, to a daily opinion newspaper for the general public under Napoleon III. During the print run of the Revue des Colonies, the “Moniteur” was divided into two main sections: the “official” and the “unofficial” part. Government documents and official communications were published in the official section, while other current events and various topics were featured in the unofficial section under a range of headings such as “Domestic,” “International,” “Entertainment,” etc. The texts cited in Revue des Colonies were most often found in the unofficial section, typically under the “Domestic” heading and on the front page. Titles containing the label “Moniteur” followed by a toponym abounded throughout the nineteenth century: local or colonial titles used this formula to emphasize their official status, maintaining the distinction between the official and unofficial sections. Laurence Guellec, « Les journaux officiels », La Civilisation du journal (dir. Dominique Kalifa, Philippe Régnier, Marie-Ève Thérenty, Alain Vaillant), Paris, Nouveau Monde, 2011. https://www.retronews.fr/titre-de-presse/gazette-nationale-ou-le-moniteur-universel . Le Moniteur universel, ou « Le Moniteur », est l’un des journaux les plus cités, sous cette forme abrégée et familière, au cours du XIXe siècle : on le retrouve, véritable élément de civilisation, dans la presse, dans les fictions, probablement dans les discussions d’alors. Ce titre, qui renvoie au langage des Lumières et de la Révolution, dérive étymologiquement du verbe monere, signifiant avertir ou conseiller. Il n’est d’abord que le sous-titre de la Gazette nationale, créée en 1789 par Charles-Joseph Panckouke, éditeur entre autres de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert ; ce n’est qu’en 1811 que le sous-titre, Le Moniteur universel, devient officiellement titre. Lancé en 1789, ce périodique devient en 1799 l’organe officiel du gouvernement consulaire ; il obtient ensuite, sous l’Empire, le privilège de la publication des actes du gouvernement et des communications officielles, passant de fait au statut d’« organe de propagande cardinal de l’Empire ». Il ne se limite pourtant pas à cette fonction, et survit aux différents régimes politiques comme il a survécu à la Révolution et à la mort de Panckouke en 1798. Sa survie est notamment liée à sa capacité à changer : les modèles adoptés par sa rédaction, qu'ils soient choisis ou imposés par le pouvoir en place, reflètent de manière révélatrice la culture politique propre à chaque période marquante de son histoire. Ainsi, comme le souligne Laurence Guellec, il se transforme en une grande encyclopédie pendant la Révolution, devient un instrument de propagande étatique sous le Premier Empire, se mue en recueil des discours des orateurs durant la monarchie constitutionnelle et la Seconde République, puis se positionne en tant que quotidien grand public et journal d'opinion sous le règne de Napoléon III. Ajoutons enfin que les titres constitués du syntagme « Moniteur » suivi d’un toponyme sont nombreux, au cours du siècle, en France : les titres locaux ou coloniaux adoptent cette formule pour mettre en exergue leur ancrage officiel, et respectent la distinction entre partie officielle et non officielle. À l’époque de la Revue des Colonies, Le Moniteur universel est organisé en deux grandes parties : la « partie officielle » et la « partie non officielle ». Les actes du gouvernement et les communications officielles, quand il y en a, sont publiés dans la partie officielle, en une – mais parfois en quelques lignes – et les autres textes, tous d’actualité mais aux thèmes divers, paraissent dans la partie non officielle sous des rubriques elles aussi variées : intérieur, nouvelles extérieures, spectacles, etc. Les textes que cite la Revue des Colonies paraissent dans la partie non officielle, le plus souvent sous la rubrique « Intérieur » et en une. Laurence Guellec, « Les journaux officiels », La Civilisation du journal (dir. Dominique Kalifa, Philippe Régnier, Marie-Ève Thérenty, Alain Vaillant), Paris, Nouveau Monde, 2011. https://www.retronews.fr/titre-de-presse/gazette-nationale-ou-le-moniteur-universel .
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