Revue des Colonies: a Digital Scholarly Edition and Translation

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REVUEDESCOLONIES, RECUEIL MENSUEL[1] DE LA POLITIQUE, DE L'ADMINISTRATION, DE LA JUSTICE, DE L'INSTRUCTION ET DES MOEURS COLONIALES, PAR UNE SOCIÉTÉ D'HOMMES DE COULEUR, DIRIGÉE PAR C.-A. BISSETTE. N°1Juillet. PARIS, AU BUREAU DE LA REVUE DES COLONIES, 46, RUE NEUVE-SAINT-EUSTACHE 1834.

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REVUEDES COLONIES Prospectus. Les colonies en général ne connaissent encore que la théorie des grands principes de philantropie ; de la liberté en action, point. Les classes souffrantes et opprimées réclament et combattent sans cesse, toujours sans succès. Pour stimuler cette volonté molle de faire le bien, à laquelle se bornent nos gouvernants , il est nécessaire de grouper en faisceau les réclamations justes qui s'élèvent de toutes parts. Ces réclamations, ces griefs, pour avoir du succès, doivent recevoir la plus grande publicité : c'est l'objet de notre Revue. La tribune ne peut plus suffire aujourd'hui ; les pétitions sont ajournées par la négligence calculée des rapporteurs ou repoussées par d' insolents ordres du jour. D'un autre côté, les prescriptions des ministres sont savamment éludées par les autorités coloniales, toujours bien disposées en faveur des privilégiés. A cette tactique jusqu'à ce jour triomphante, des partisans de l'aristocratie et du privilège , il faut enfin opposer la puissance de l'opinion publique éclairée par une discussion toujours sage, toujours vraie, mais énergique et jamais timide, des causes, quelles qu'elles soient, qui entravent la fusion désirable des populations diverses des colonies[2]. A cet effet, un journal spécial est créé sous le titre de Revue des Colonies, et M. Bissette en a la direction.

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Ce journal n'est pas seulement consacré à tout ce qui concerne les colonies, considérées comme source de nouvelles et de faits curieux propres à amuser les loisirs du lecteur, mais il se voue en entier aux intérêts politiques, intellectuels, moraux et industriels des colons de l'une et l'autre couleur[3]. Rien de ce qui concerne les colonies françaises particulièrement ne sera omis dans cette publication mensuelle. Le gouvernement, l'administration, la justice y seront examinés sous le double rapport de leurs actes et de leur personnel ; car de celui-ci dépend trop souvent l'esprit et la tendance qui oppriment les populations ou préparent leur bien-être. Les droits civils, politiques et sociaux des deux classes libres, qui, jusqu'à présent divisées, devraient être unies, y seront développés et soutenus avec un zèle infatigable. La grande question de l'abolition de l'esclavage, pierre fondamentale de la liberté, y sera traitée avec le soin le plus consciencieux et l'amour le plus ardent de l'égalité et du bien général[4]. L'arbitraire, la partialité y seront traduits sans aucune acception de personnes devant le tribunal de l'opinion publique. Le faible y trouvera appui et protection, l'oppresseur, châtiment, le fonctionnaire, bláme mérité de ses actes illégaux, mais respect pour sa personne. La Revue des Colonies s'occupera aussi de tous les changements opérés ou projetés dans la législation qui régit les colonies étrangères et qui doivent réagir d'une manière puissante sur les nôtres[5]. Les intérêts nationaux, par rapport à la possession d'Alger, trouveront dans la Revue des Colonies un organe dévoué et indépendant[6]. Des regespondants nombreux et instruits assurent aux lecteurs autant de variété que de savoir dans les articles de la Revue des Colonies.

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DÉCLARATION DE PRINCIPES. La Revue des Colonies croit devoir, avant tout, indiquer d'après quels principes elle jugera les hommes et les choses.[7] Selon elle, 89, dans l'immortelle Déclaration des Droits que vota l'Assemblée Nationale, posa les bases à venir de toutes les institutions vraiment démocratiques ; c'est pourquoi nous inscrivons cette Déclaration en tête de ce recueil : ce sont là les tables de notre loi. Les Droits de l'Homme étaient méconnus, insultés depuis des siècles ; ils ont été rétablis pour l'humanité entière dans cette Déclaration, qui sera à jamais le cri de ralliement contre les oppresseurs, et la loi des législateurs eux-mêmes. (Adresse de l'Assemblée Nationale aux Français, 11 février 1790)
Extrait DES PROCES-VERBAUX DE L'ASSEMBLÉE NATIONALE DES 20, 21, 22, 23, 24, 26 AOUT ET 1er OCTOBRE 1789. DÉCLARATION DES DROITS DE L'HOMME EN SOCIÉTÉ[8]. Les représentants du peuple français, constitués en Assemblée Nationale, considérant que l'ignorance, l'oubli ou le mépris des droits de l'homme sont les seules causes des malheurs publics et de la reguption des gouvernements , ont résolu d'exposer dans une déclaration solennelle les droits naturels, inaliénables et sacrés de l'homme, afin que cette déclaration, constamment présente à tous les membres du corps social, leur rappelle sans cesse leurs droits et leurs devoirs, afin que les actes du pouvoir législatif et ceux du pouvoir exécutif, pouvant être à chaque instant comparés avec le but de toute institution politique, en soient plus respectés ; afin que les réclamations des citoyens, fondées désormais sur des principes simples et incontestables, tournent toujours au maintien de la constitution et au bonheur de tous.

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En conséquence, l'Assemblée Nationale reconnaît et déclare, en présence et sous les auspices de l'Etre-Suprême, les droits suivants de l'homme et du citoyen. Article 1er.- Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l'utilité commune. 2.- Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l'homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l'oppression. 3.- Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d'autorité qui n'en émane expressément. 4.- La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui ; ainsi l'exercice des droits naturels de chaque homme n'a de bornes que celle qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la loi. 5.- La loi n'a le droit de défendre que les actions nuisibles à la société. Tout ce qui n'est pas défendu par la loi ne peut être empêché, et nul ne peut être contraint à faire ce qu'elle n'ordonne pas. 6.- La loi est l'expression de la volonté générale. Tous les citoyens ont droit de concourir personnellement ou par leurs representants à sa formation. Elle doit être la même pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse. Tous les citoyens étant égaux à ses yeux sont également admissibles à toutes dignités, places, emplois publics, selon leur capacité et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents . 7.- Nul homme ne peut être accusé, arrêté ni détenu que dans les cas déterminés par la loi et selon les formes qu'elle a prescrites. Ceux qui sollicitent, expédient, exécutent ou font exécuter des ordres arbitraires doivent être punis ; mais tout citoyen appelé ou saisi, en vertu de la loi, doit obéir à l'instant ; il se rend coupable par la résistance. 8.- La loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires, et nul ne peut être puni qu'en vertu d'une loi établie et promulguée antérieurement au délit et légalement appliquée. 9.- Tout homme étant présumé innocent jusqu'à ce qu'il ait

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été déclaré coupable, s'il est jugé indispensable de l'arrêter, toute rigueur qui ne serait pas nécessaire pour s'assurer de sa personne doit être sévèrement réprimée par la loi.
10.- Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre public établi par la loi. 11.- La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté, dans les cas déterminés par la loi. 12.- La garantie des droits de l'homme et du citoyen nécessite une force publique : cette force est donc instituée pour l'avantage de tous, et non pour l'utilité particulière de ceux auxquels elle est cofiée. 13.- Pour l'entretien de la force publique, et pour les dépenses d'administration, une contribution commune est indispensable. Elle doit être également répartie entre tous les citoyens, en raison de leurs facultés. 14.- Tous les citoyens ont le droit de constater par eux-mêmes ou par leurs représentants la nécessité de la contribution publique, de la consentir librement, d'en suivre l'emploi et d'en déterminer la quotité, l'assiette, le recouvrement et la durée. 15.- La société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration. 16.- Toute Société dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n'a point de constitution. 17.- Les propriétés étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n'est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l'exige évidemment, et sous la condition d'une juste et préalable indemnité. Extrait du procès-verbal de l'assemblée nationale, du jeudi 1 octobre 1789. Collationné conforme à l'original. Signé MOUNIER, président ; le vicomte DE MIRABEAU, DEMEUNIER, BUREAU DE Pusy, l'évêque DE NANCY, FAYDEL, l'abbé d'EYMAR, secrétaires.

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Tous les principes de 89 sont dans cette déclaration ; et, quoi qu'on fasse, il y a dans ces principes, que la révolution française, par ses armées républicaines et impériales, a semés sur la terre d'Europe, et par ses livres partout dans l'univers, une virtualité qu'on ne parviendra pas à étouffer. Certes, s'il est une connaissance bonne à rappeler à l'homme, c'est celle de ses droits, que les aristocraties peuvent bien parvenir à faire tomber en désuétude çà et là, mais auxquels l'avenir appartient. Nous demandons qu'on compare l'état présent de notre législation avec cette page de justice et de liberté, qu'on examine si les lois qu'on nous fait sont conformes aux principes de cette déclaration, laquelle doit être à jamais, selon la belle expression de l'Assemblée Nationale, la loi des législateurs eux-mêmes. Et si cet examen montre évidemment que le gouvernement, quel qu'il soit, n'est pas fondé sur cette base, seule équitable, la mise en pratique des droits de tous, ceux qui, comme nous et avec l'Assemblée Nationale, seront convaincus que l'ignorance, l'oubli ou le mépris des droits de l'homme sont les seules causes des malheurs publics et de la reguption des gouvernements , en concluront victorieusement que tout le mal de la situation présente, aux colonies comme partout, vient positivement de cette ignorance, de cet oubli ou de ce mépris, nous ne savons précisément lequel dire, tant de la part des gouvernants , au reste, que de celle des gouvernés. Le directeur, BISSETTE.
COUP D'OEIL SUR LE RÉGIME COLONIAL ET SES EFFETS. Tous les journaux ont retenti des déplorables évènements de la Grand'Anse[9], Martinique. Les uns, inspirés par le pouvoir, aux yeux duquel tout ce qui est émancipation devient un objet de terreur, ont présenté cette affaire sous un aspect défavorable à des hommes qui se sont bornés à résister à l'oppression.[10] D'autres, plus bienveillant , plus impartiaux surtout, se sont bien gardés de porter un jugement anticipé sur une affaire de cette nature : ils savaient que la passion exagère le mal comme le bien, et qu'il ne faut point

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adopter avec précipitation les dires d'un parti puissant et souvent injuste.
Nous aussi, nous allons nous en occuper, mais en la faisant précéder de considérations propres à en déterminer la moralité. Ces faits, qui nous semblent à peine croyables, se répètent chaque jour avec impunité dans nos colonies. Et comment n'en serait-il pas ainsi, lorsque les hommes chargés de maintenir les lois y sont le plus intéressés à les violer ! L'arbitraire n'y est donc que le triste corollaire d'un état de choses dont l'origine remonte à une époque de conquête, de rapines et de brutales violences. On sait que cet arbitraire existe ; la philosophie l'a flétri ; le pouvoir lui-même semble repousser une honteuse solidarité, et cependant rien de vrai n'a été fait pour le faire cesser. Tout a été déception et mensonge, depuis les mesures illusoires contre le trafic des noirs jusqu'aux lois qui semblent accorder aux hommes de couleur des droits de citoyens et une justice qu'on ne pourrait sans mensonge représenter une balance à la main. Ces causes, qui, découlant du régime général des colonies, sembleraient étrangères aux évènements de la Grand'Anse, dont nous nous occuperons plus spécialement[11], s'y rattachent néanmoins par une multitude de fils : car, dans la destinée des peuples comme dans celle des hommes, rien n'est isolé, et les effets actuels sont souvent produits par des causes qui se perdent dans la nuit des temps. Les colonies aussi, malgré leur éloignement de la mère-patrie, ont ressenti les effets de la grande commotion politique qui a régénéré la France. Un long ilotisme, largement exploité par l'aristocratie, n'avait pu réussir à paralyser tellement les cœurs qu'ils ne se sentissent réchauffés par les rayons du soleil de la liberté. Les hommes de couleur surtout, plus avancés que les malheureux esclaves, tournaient les yeux vers la France avec amour et confiance ; ils sentaient que chaque chainon qui tombait des liens de la vieille Europe était pour eux un gage d'affranchissement. La noblesse blasonnée , élevée au titre de peuple, offrait un haut enseignement à la noblesse de la peau[12], qui n'avait même pas comme elle le prestige des illustrations personnelles. La destruction de l'une était le gage assuré de la destruction de l'autre. L'affranchissement du peuple, qui avait gémi si long-temps sous l'empire de

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la glèbe, n'était-il pas aussi pour les esclaves un présage de liberté ? Il y avait donc aux colonies ce qui s'y trouve encore aujourd'hui, une absurde aristocratie cramponnée à ses privilèges et prête à commettre tous les excès pour les conserver, et d'un autre côté une population pleine de sève, d'énergie, commençant à comprendre ses droits et sa dignité.
Telle était donc la position des colonies lorsque la révolution de juillet[13], si riche d'avenir, fit croire un moment au réveil de la France. Le nouveau gouvernement, entraîné, malgré lui sans doute, par la force des circonstances, n'osant pas soulever le voile qui cachait ses arrières-pensées, se courbant enfin devant l'opinion publique qui venait d'avoir quelque retentissement, effaça le mot réglements de l'article de la charte concernant les colonies. Il déclara qu'elles seraient régies par des lois particulières[14]. Cette reconnaissance tacite des abus de toutes sortes, dont le régime des ordonnances est la source impure, fit concevoir d'heureuses espérances aux hommes qui peuvent encore ajouter quelque foi à des promesses de ministres. C'est qu'ils ne croyaient pas qu'un gouvernement né de la démocratie pût si promptement oublier son origine ; ils ne réfléchissaient pas que la conservation des titres de noblesse, d'une soi-disant chambre haute, et surtout d'une liste civile exagérée étaient des jalons posés par le pouvoir naissant pour se constituer sur des bases analogues à celui que le bras populaire venait d'écraser. La conservation de la noblesse titrée dans la mère-patrie[15], l'adjonction qu'on lui faisait de l'aristocratie des Turcarets[16], ne disait- elle pas hautement aux colonies que, sauf quelques légères modifications, on leur conserverait leur aristocratie de peau avec la plus grande partie de ses privilèges . En effet les admirables lois particulières furent rendues tellement illusoires qu'elles équivalent au bon plaisir des ordonnances[17], n'en différant que par l'hypocrisie du titre. Par exemple, la loi électorale, établissant les droits politiques des blancs et des hommes de couleur, n'est-elle pas une ceuvre de perfide déception ? A l'île de Bourbon et de Cayenne, où les blancs sont en grande majorité, le cens électoral et l'éligibilité sont fixés à un taux moins élevé, car il n'y a point à craindre de concurrence ; mais dans les colonies de la Guadeloupe et de la Martinique, où la population de couleur, très nombreuse, possède une fortune

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moyenne, on prend la précaution d'élever le cens de manière qu'elle ne puisse y atteindre. Est-il rien de plus perfide, je dirai même de plus odieusement ironique que de concéder ainsi le droit en interdisant les moyens. N'eût-il pas été plus vrai de déclarer franchement que les blancs seuls seraient électeurs[18]?
Il devenait difficile, en présence de cette loi d'organisation politique, créant ou plutôt sanctionnant un privilèges , de donner quelques développements à la force populaire. La garde nationale, cette admirable institution de la métropole, eut aux colonies une pâle imitation dont on eut soin de bannir le nom et l'élément démocratique, l'élection. Si la France a une garde nationale, les colonies ont une milice dont les officiers, nommés par le gouverneur, sont pris généralement dans la population blanche et parmi quelques hommes de couleur. Ceux-ci, pour conserver un grade obtenu par la faveur, se devouent sans réflexion au gouverneur et se font ses complaisants . Nous nous hâtons de le dire, parmi les promotions qui ont été faites, nous comptons des amis qui n'ont pas varié dans leurs opinions politiques, mais il n'en est pas ainsi de tous. Quand le pouvoir se rend odieux par sa partialité, il regompt toujours les hommes qui se font ses tenants . Quels liens peuvent en effet unir des hommes se trouvant dans une aussi fausse position que la milice coloniale et ses chefs ? La confiance ? elle n'existe pas. La fraternité ? on l'y chercherait vainement. Reste donc la force, et elle est bien journalière. Dans l'ordre judiciaire, les abus fourmillent, et toujours ils sont à l'avantage de la classe aristocratique. Les cours royales et les tribunaux de première instance sont constitués de manière à laisser les blancs devenir juges et parties dans leur propre cause. Enfin, en dépit du texte même de la charte, des cours prévôtales peuvent encore ensanglanter le sol des colonies en assassinant juridiquement les innocents dont on veut se défaire. Eh bien ! en présence de cet arbitraire sans bornes, appuyés sur leurs nombreux privilèges , les blancs font entendre des murmures, et se plaignent que le gouvernement ait osé toucher à l'arche sainte de leur pouvoir, en diminuant quelques-uns de leurs privilèges . Les droits politiques, ils les possèdent tous ; la puissance judiciaire se trouve entre leurs mains ; la force publique, ils la diri

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gent et la commandent ; mais ce n'est pas assez au gré de leur orgueil blessé. Un principe, sans application il est vrai, a été émis ; le mot égalité a été prononcé, n'était-ce pas suffisant pour froisser ces cœurs égoïstes et durs pour lesquels tout homme indépendant qui n'est pas de leur ligue n'est qu'un vil esclave révolté ? Les hommes de couleur, au contraire, confiants dans la bonne volonté dont le gouvernement avait donné quelques faibles gages, attendaient avec patience des jours meilleurs en formant leur éducation politique de manière à pouvoir saisir l'influence que leur assurent dans leur patrie le bon droit et le nombre. Et que veulent-ils en effet qui ne soit sage et raisonnable ? Placés dans leur pays dans la même position que le tiers-état en France avant la révolution, ils demandent ce que cet ordre exigeait alors : la liberté et l'égalité. Mais ils ont affaire à des privilégiés plus tenaces encore que ne le furent la noblesse et le clergé de France. Ceux-ci du moins n'avaient pas l'impudence de dénier le titre d'hommes à leurs adversaires[19].
Quel était donc le moyen dont pouvaient se servir les privilégiés pour reconquérir l'intégrité de leurs privilèges ? Les demander au gouvernement était chose impossible, on leur eût répondu d'attendre tout du temps ; que l'on n'avait fait que céder à une pénible nécessité ; que d'ailleurs les libertés accordées aux mulâtres étaient purement illusoires, se bornant en réalité à quelques légères concessions de sociabilité[20]. Et encore ces concessions même fléchissent-elles souvent devant le bon plaisir de l'aristocratie. Ces réponses, qui satisferaient des hommes moins impatients , moins orgueilleux surtout, eussent blessé profondément ces maîtres impérieux dont le despotisme s'exerce sans contrôle sur de malheureux esclaves. Il fallait donc employer tous les moyens, la calomnie même, pour asservir la classe de couleur et l'écraser[21]. II fallait la représenter comme factieuse, turbulente, ayant juré de détruire les blancs et ne reculant pour y parvenir, ni devant l'assassinat, ni devant l'incendie. Il est si facile de calomnier des hommes auxquels on interdit la défense ! De trouver coupable l'ennemi que l'on juge soi-même ! Et puis les colonies comptent aussi dans leur sein des hommes qui savent créer des complots, les fomenter, les faire naître à propos, pour en tirer avantage dans leur intérêt. Et qu'importe en effet que le sang vil de quelques nègres vienne rougir le sol ! Qu'importe que la tête d'un mulâtre roule sur

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l'échafaud ! Bagatelles que tout cela, quand on considère le glorieux résultat qu'on en attend ; c'est-à-dire l'asservissement de la masse au profit du plus petit nombre. D'ailleurs la métropole offre bien quelques exemples qui sembleraient autoriser les colonies dans ce machiavélisme.
Alors nous avons vu naître ces complots imaginaires, ces incendies dont la périodicité à certaines époques indique d'affreux mystères. Des innocents ont été accusés, jetés dans les cachots, torturés, fusillés sans pitié lorsqu'ils se permettaient quelques plaintes. Ni le sexe ni l'âge ne pouvaient attendrir ces hommes féroces qui se livrent envers leurs esclaves à des raffinements de cruauté, et leur or, jeté à la tête des proconsuls de la grande nation, cache à leurs yeux de larges taches de sang. Ah ! si quelque jour une plume éloquente déchirant le voile funèbre qui couvre nos colonies, retraçait l'histoire de la domination des possesseurs d'hommes ; si elle évoquait du fond de leur tombeau les tristes victimes qui chaque jour y sont entassées, jamais contrée souillée par la tyrannie n'offrirait de pages aussi horribles[22]. Tout ce que nous lisons des Mésence, des Caligula, des Louis XI[23], tout ce que nos cœurs se refusent à croire comme trop dégradant pour l'humanité se trouve surpassé au dix-neuvième siècle par des Français d'outre-mer. Mais ces horribles scènes de despotisme n'ont point ici leur place, ailleurs nous les révélerons en jetant les noms de leurs infâmes auteurs aux gémonies de l'histoire.
AFFAIRE DE LA GRAND'ANSE Pendant que le parquet de la Martinique enfante laborieusement ce qu'il appelle l'insurrection de la Grand'Anse, l'attention du gouvernement métropolitain est appelée sur ces déplorables événements par la plainte des principales victimes adressée au conseil d'État . Les plaignants sont, entre autres, les héritiers de l'infortuné Lorville, qui tomba percé de sept balles sous une décharge de mousqueterie commandée pour arrêter sa fuite ; les héritiers de Fréjus, laissé pour mort sous les coups d'un Lasserre et depuis décédé par suite des violences exercées contre lui ; les héritiers de Maurice

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tué avec sa femme, et sa fille assassinée par une fusillade exécutée sur eux à travers leur case ; Joseph Albert, déporté de 1823, blessé dans cette autre fusillade exécutée sur les prisonniers de la purgerie Bonafon, à travers le grillage des fenêtres, etc., etc.
Certes de pareilles victimes, immolées non dans un conflit, non dans une lutte armée entre l'autorité et telle ou telle partie de la population, mais assassinées dans leur prison, dans leur domicile après s'être rendues à discrétion sur la foi de fallacieuses promesses ; de pareilles victimes élevant la voix vers la mère-patrie semblaient mériter quelque intérêt de la part du ministère. De quelle douloureuse indignation ne seront pas saisis nos concitoyens des colonies lorsqu'ils sauront l'accueil fait par M. le ministre de la marine, à la requête au roi en son conseil, pour avoir autorisation de poursuivre les auteurs ou fauteurs de ces saturnales d'arbitraire et de sang ! Ce ministre, à qui la requête a été communiquée, selon l'usage, se borne à ces courtes et dédaigneuses observations : «  Je ne discuterai pas, dit-il, les faits, parce que la plupart des plaignants ont compris dans le procès qui s'instruit à la Martinique. Le Moniteur du 17 mars a d'ailleurs donné une relation émanée du gouverneur (c'est-à-dire de celui que les plaignants accusent) qui ne peut entrer en parallèle, sous le rapport de la confiance qui lui est due, avec le récit d'individus compromis dans l'accusation.  » Puis, sortant bientôt lui-même de son respect affecté pour la position des accusés, M. le ministre termine sa lettre en les traitant de factieux, ressassant par des phrases banales et de commande ces lieux communs à l'ordre du jour : «  Qu'il y aurait danger à accueillir leurs récriminations à une époque où tant et de si coupables tentatives sont dirigées contre la tranquillité publique. Tel est l'avis du département de la marine sur le recours des plaignants au conseil-d'État . Nous aimons à croire que cette haute juridiction suivra des inspirations plus généreuses, plus équitables, plus amies de l'humanité. » Oui, sans doute, quelques-uns des plaignants , c'est-à-dire trois, et non la plupart, sont destinés à figurer dans le triste procès dont on donne à l'heure qu'il est le spectacle à la Martinique ; mais les autres, mais ceux qui sont morts désarmés, prisonniers, sous les balles des soldats, ceux-là n'iront pas aux assises. Comment op

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pose-t-on de sang-froid à leurs femmes et à leurs enfants qui se plaignent, ce cruel déni de justice. Quel que soit d'ailleurs le résultat du procès, quand il devrait justifier l'existence du prétendu complot, pourra-t-il justifier jamais le gouvernement local du massacre de conspirateurs dont on s'était rendu maître, qu'on avait désarmés et qu'on tenait prisonniers, gardés à vue, investis de tous côtés par la force publique ? pourra-t-il absoudre les autorités locales d'avoir laissé tomber ces malheureuses victimes sous un plomb meurtrier.
On connaît aujourd'hui en France la procédure instruite à raison des événements de la Grand'Anse. Nous avons sous les yeux un exemplaire imprimé de l'arrêt de renvoi devant les assises, rendu par la chambre des mises en accusation, contre 117 prévenus. Cette pièce constate ce que nous venons d'avancer, que trois seulement de ceux qui ont adressé requête au conseil-d'État sont renvoyés aux assises de Saint-Pierre. Cet arrêt constate en outre authentiquement les faits énoncés dans la requête, et que M. le ministre de la marine dédaigne de discuter, notamment la fusillade exécutée par l'ordre exprès du capitaine commandant sur Lorville et deux autres prisonniers fuyant avec lui (pages 51 et 55 de l'arrêt de mise en accusation). Quant au massacre de la famille Maurice, il est avoué, bien qu'un peu dénaturé par ce même Moniteur du 17 mars dont la sincérité paraît moins douteuse que celle des plaignants , mais duquel néanmoins M. le ministre a retranché certains passages du rapport officiel du gouverneur par trop maladroits. Des faits aussi incontestables sont-ils indignes de la sollicitude du gouvernement ? ne méritent-ils pas examen, enquête, discussion contradictoire avec M. le ministre ? Il en est une foule d'autres spécifiés également dans la requête, tous ceux qui dénoncent pour la centième fois à la métropole l'oppression systématique des classes de couleur, les provocations journalières dirigées contre elles, la dénégation persévérante de tous leurs droits au mépris des lois qui les leur accordent, tous ceux enfin qui donnent aux événements de la Grand'Anse une véritable couleur. Mais qu'importe ! tous ces faits de haute importance politique et sociale seront omis, dissimulés, déniés au besoin, et dans tous les cas excusés. Ce qu'on montrera aux colonies, à la France, dans les relations officielles et authentiques, comme on sait, du Moniteur, ce sera cent dix-

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sept conspirateurs
comparaissant sous le poids d'une accusation de 300 pages, accusés tous de complot, car il en faut bien un au gouvernement de la Martinique ; puis prévenus chacun en particulier d'avoir pillé deux pots de tafia et deux pots de rhum chez Seguinot ; ou chez Desmadrelles, du savon, de la chandelle, une étrille de cheval ; ou chez Lereynerie, une bouteille de genièvre (pages 85 et 86 d'arrêt de renvoi). Et tout cela imprimé par le gouvernement de la colonie à 200 pages, intitulé pompeusement, par le plus ignorant des magistrats, Insurrection de la Grand' Anse.
Et la conspiration permanente contre les droits et la sécurité personnelle de la population de couleur ! l'insurrection permanente des blancs contre les lois de la métropole chaque jour audacieusement souffletées par ces colons du nord de la colonie, tristement fameux par la proscription en masse de 1823, par leur déclaration au gouvernement qu'ils ne reconnaîtraient jamais pour leurs égaux des hommes de couleur ! Que fait-on de ces complots chaque jour renaissants , toujours impunis ? Malheureuses colonies ! votre sort sera-t-il longtemps encore de montrer inutilement vos plaies à la mère-patrie sans que nos incrédules gouvernants daignent au moins les sonder de leur doigt !
UN MOT SUR LE DISCOURS PRONONCÉ PAR M. ISAMBERT DANS LA SÉANCE DU 8 MAI DERNIER. Si l'expérience est la pierre de touche de toute législation, on ne saurait disconvenir que la loi organique promulguée en 1833, pour les colonies, ne soit essentiellement défectueuse ; car les résultats qu'elle a produits sont détestables ; M. Isambert l'a surabondamment démontré. La commission chargée de l'examen de cette loi reconnut unanimement, à ce qu'il nous dit, qu'il était désirable que les hommes de couleur fussent admis dans le conseil colonial. Eh bien ! à l'exception de la Guyane française, dans chacune de nos colonies et notamment à la Martinique, la plus importante de toutes, ce conseil a été exclusivement formé de colons blancs. Ce vice radical de composition est un obstacle insurmon

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table à l'introduction des réformes que réclame impérieusement la situation de nos colonies. En preuve de cette assertion, M. Isambert cite un fait qui vaut bien la peine d'être reproduit : le gouverneur de la Martinique présenta au conseil colonial divers projets d'ordonnances royales concernant la réorganisation des milices, la forme et les conditions des affranchissements , sur les avis à donner relativement à l'organisation municipale et judiciaire, etc. Voici en quels termes le conseil répondit : « Le conseil colonial rend hommage à la pensée du gouvernement du roi, mais souvent les mesures prises pour arriver à ce but, loin de l'atteindre, entraînent à des résultats désastreux. Nous allons nous occuper immédiatement du budget de 1834. » Franchement, n'est-ce pas là repousser du pied les propositions du gouverneur ? N'est-ce pas lui déclarer que ses propositions ne méritent même pas les honneurs d'une prise en considération ? Aussi, sans s'y arrêter une seconde, le conseil passera immédiatement à l'examen du budget. Ce tour de leste dédain et de rondeur ne peint-il pas parfaitement la morgue aristocratique de nos très hauts et très puissants maîtres par droit de blancheur ? En regard de cette impertinente réponse, l'honorable député a mis les généreuses paroles par lesquelles le conseil colonial de la Guyane française a, non seulement promis son concours à tous les projets d'amélioration que lui a présentés le gouverneur, mais s'est même engagé à prendre sur beaucoup de points l'initiative des réformes. Pourquoi l'accueil que ces propositions ont rencontré dans l'une de ces colonies est-il si différent de celui qu'elles ont reçu dans l'autre ? C'est que la loi de 1833 a été encore plus parcimonieuse du droit de suffrage envers les hommes de couleur de la Martinique et de la Guadeloupe , qu'envers ceux qui habitent à la Guyane française. « Il n'en serait pas ainsi, dit M. Isambert, si quelques hommes de couleur (je dis quelques car je n'ai pas la prétention de vouloir que les classes, qui sont restées jusqu'à présent dans un ilotisme complet aient le même avantage que la classe des créoles) ; mais enfin, si quelques hommes de couleur étaient admis dans le conseil colonial. » On voit que l'illustre jurisconsulte se montre ici de bonne composition, et qu'il fait par trop beau jeu à l'aristocratie coloniale ; aussi notre devoir est-il de protester contre une

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concession qui n'irait pas à moins qu'à consacrer le maintien du privilège et un attentat au grand principe de l'égalité. Nous regretterions que l'on vit dans ces paroles l'ombre même d'un reproche ; nous savons trop bien tout ce qu'il y a chez M. Isambert de probité consciencieuse et d'amour de la justice, pour trouver, dans cet écart d'un principe, autre chose qu'un oubli d'un moment. Au surplus, les instincts généreux de M. Isambert ne tardent pas à le ramener au droit commun. Quelques lignes plus bas, il s'élève en effet contre la partialité du système électoral qui, sur dix électeurs, n'en admet qu'un seul de couleur, quoique la population de cette classe soit triple de celle des blancs ; ce qui, évidemment, ferme à tout homme de couleur l'accès du conseil colonial. Sur ce point, il est indispensable d'en revenir au principe proclamé par l'assemblée constituante, qui conférait le droit d'élection à tout homme libre, âgé de vingt-cinq ans révolus, propriétaire d'immeubles, ou domicilié dans la commune depuis deux ans et payant une contribution. Une partie du discours que nous examinons est consacrée à faire ressortir les vices monstrueux qui fourmillent dans l'organisation judiciaire de la Martinique, et surtout de la justice criminelle. Là on dirait que tout a été combiné pour priver les malheureux justiciables de toute chance d'acquittement. Ainsi, une cour d'assises se compose de trois conseillers de la cour royale et de quatre membres du collège des assesseurs, institution qui offre un reflet du jury. Les uns et les autres sont pris exclusivement dans la classe blanche. Les quatre assesseurs sont tirés au sort sur une liste de trente membres, mais cette liste est encore réduite par les maladies, par les absences ou par toutes autres causes d'empêchement, à vingt hommes par assises ; la décision se forme de la majorité des voix de cette sorte de jury réunies à celle de la cour, composée de trois juges. De manière qu'en supposant unanimité de la cour et du jury, l'arrêt est rendu à un nombre de voix inférieur à celui qui est exigé du jury en France ; ainsi quatre voix suffisent dans les colonies pour faire tomber une tête, tandis qu'en France il en faut huit pour une condamnation criminelle, et que la loi anglaise, encore plus humaine, exige l'unanimité du jury pour toutes sortes de condamnations. Que si vous ajoutez à tout cela qu'aux colonies les hommes de

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couleur sont sans cesse en rivalité avec les blancs, que les haines qui les divisent, violentes et envenimées, produisent souvent des querelles que l'on traduit en complots, n'en conclurez-vous pas que le glaive de la justice remis aux seules mains du créole devient inévitablement un instrument de vengeance et de cruauté ? Que c'est livrer les hommes de couleur à la discrétion de leurs ennemis, et que maintenir plus longtemps un tel état de choses, ce serait montrer une barbare indifférence pour la vie humaine et un odieux mépris pour les saintes lois de la justice. Une réorganisation judiciaire est d'autant plus urgente que, par suite des tristes événemens de la Grand'Anse, cent dix-sept personnes se trouvent en ce moment placées sous le poids d'une accusation capitale.
NÉCESSITÉ DE L'INSTRUCTION AUX COLONIES Les hommes de couleur ont dû aux progrès de l'opinion publi que des améliorations dans leur condition. Ils ont enfin obtenu depuis 1830 ces droits politiques qui leur ont été si longtemps refusés par des hommes intéressés encore à maintenir leur avilissement. Les distinctions humiliantes qui irritaient si justement leur amour propre blessé, et les privaient de l'exercice d'un droit naturel, ont enfin disparu. Ils font aujourd'hui, sans restriction, partie de la grande famille française. Ils sont citoyens français, ou aptes à le devenir. Qu'ils s'énorgueillissent à bon droit de cette qualification, qui les fait asseoir au milieu du peuple souverain avec leur part de sa souveraineté ; mais qu'ils sachent aussi que ce bienfait de la civilisation est venu leur imposer de nouveaux devoirs, dont l'accomplissement est indispensable pour se maintenir au rang élevé qu'ils ont obtenu du triomphe de la liberté. C'est à la science que la civilisation a dû sa marche triomphale à travers les préjugés entassés par les siècles : ou plutôt, la civilisation n'a été elle-même que la conquête de la science. C'est là le plus noble résultat dont puisse s'enorgueillir l'esprit humain, et la liberté, fille de la civilisation, n'a pu avoir d'autre origine que sa mère. Science, civilisation, liberté, sont donc des regélatifs inséparables, qui se supposent, s'appellent l'un l'autre et qui ne peuvent pas avoir d'existence séparée.

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Ce serait donc avoir une bien fausse idée de la liberté que de croire qu'elle pût s'établir avec des chances de stabilité dans un pays qu'habitent des hommes ennemis de l'instruction, ou du moins indifférents pour elle. C'est un air méphitique pour la liberté que celui que l'on respire dans le séjour de l'ignorance, des préjugés et des honteuses passions. La liberté ne veut pour adorateur que des hommes à idées généreuses, aux sentiments élevés, qui par l'étude puissent apprécier ses bienfaits, lui offrir un culte pur, digne d'elle, et la défendre contre les attaques de ses ennemis. Les hommes de couleur doivent donc renoncer à conserver l'indépendance dont ils sont fiers aujourd'hui, et à l'espoir d'acquérir quelque influence dans les affaires de leur pays, s'ils ne répandent pas l'instruction parmi eux, et si un vil et désastreux égoïsme les empêche de faire les sacrifices nécessaires à l'éducation, en France, de leurs enfants. Aujourd'hui plus que jamais ils doivent sentir ce besoin : le conseil colonial de la Martinique ne vient-il pas, dans sa première session, de supprimer les écoles mutuelles, créées par M. d'Argout pendant son ministère à la marine. Dans l'état actuel des choses aux colonies, l'émancipation politique des hommes de couleur, et leur admission dans la grande famille française, doivent être sans doute un sujet de joie pour chacun d'eux, mais quelle source d'humiliation n'y trouvent pas le plus grand nombre lorsque dans l'exercice de leurs nouveaux droits ils sont placés en contact d'hommes versés dans les affaires et possédant des connaissances spéciales et variées. L'éducation des femmes est encore plus arriérée que celle des hommes. Un mutisme déplorable, quand elles se trouvent en société, dépare leurs charmes et ôte à leurs attraits ce qu'ils auraient de plus piquant. N'allez pas les mettre à côté d'une de ces Parisiennes dont la conversation est si animée, si agréable, si séduisante. Cependant la nature n'a pas été plus avare pour les enfants des colonies que pour ceux de la France : qu'on donne aux jeunes personnes des colonies la même éducation, et bientôt les richesses d'une imagination ardente seront mises au jour. On les verra briller et plaire, comme nos spirituelles Françaises, par la variété de leur conversation et l'inexprimable charme de leurs réparties. Nous adjurons les hommes de couleur de ne pas accuser notre

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critique d'un excès de sévérité. C'est une voix amie qui leur parle. Qu'ils suivent les conseils d'hommes qui combattent sans cesse pour le triomphe de leur cause, et qui craignent de voir leur émancipation incomplète ou même sans résultat utile. Si les hommes de couleur ne savent pas sortir de l'état de torpeur où ils languissent, qu'ils tremblent dans leur apathique ignorance. Les anneaux de leurs chaînes sont épars et brisés, il est vrai, mais une main ambitieuse et hardie peut les réunir de nouveau. Un gouverneur de la trempe des Freycinet et des Donzelot, peut leur faire perdre tout leur avantage. Un procureur-général de la capacité des RICHARD LUCY, peut annihiler les concessions les mieux établies. Qu'ils consultent les événements ; ils sont loin de leur offrir une pleine sécurité.
Leur liberté ne sera stable, inattaquable, et leur qualité de citoyen français définitivement acquise que lorsque leurs enfants viendront en grand nombre dans nos collèges , et entreront dans les diverses branches de l'administration. Nous n'aurons confiance dans leur avenir que lorsque nous les verrons fournir à nos écoles Polytechnique, de Saint-Cyr, de Médecine, de Droit, de Commerce et de Marine bon nombre d'élèves. C'est alors, alors seulement qu'ils pourront acquérir l'influence et la considération locale dont ils sont si jaloux, et opérer cette fusion dont ils sont encore si éloignés. Comme c'est ici une question vitale et sur laquelle nous ne saurions trop appeler l'attention de nos amis des colonies, nous ferons une série d'articles sur le même sujet, et nous proposerons le plan à suivre pour réaliser notre projet d'instruction, et pour neutraliser en même temps les efforts de l'aristocratie coloniale, qui tend à priver les masses d'instruction afin de les mieux exploiter.
QUESTION ÉLECTORALE. Une question neuve, en matière électorale, vient de se présenter dans les colonies, celle de savoir si une femme non mariée peut déléguer ses contributions à son fils naturel légalement reconnu. Le directeur général de l'intérieur à la Martinique, faisant fonc

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tions de préfet, a refusé de reconnaître cette délégation par le motif suivant :« Confier à la femme non mariée le droit de déléguer serait donner une extension arbitraire à une disposition déjà de sa nature essentiellement exceptionnelle. Avons décidé et décidons ce qui suit : Le sieur Sugnin (Philippe-Simon-Eudoxie) ne peut en l'état être inscrit sur la liste électorale du 4 collège . Au Fort-Royal (Martinique), 19 avril 1833. Signé vicomte ROSILY. »
Le citoyen que cet arrêté concerne a négligé d'en demander la réformation à la cour royale dans les dix jours de sa notification, conformément à la loi. Comme la question peut se présenter fréquemment dans les colonies, où il existe un nombre considérable de femmes non mariées ayant des enfants naturels reconnus, nous ferons contre cet arrêté les observations que l'esprit de la loi nous suggère. L'argument sur lequel est fondé la décision que nous attaquons est celui qu'on nous opposait sous la restauration, quand nous soutenions, sous l'empire de la loi du 5 février 1817, que la faculté de déléguer appartenait à la femme divorcée et à la femme séparée de corps, et en faveur des petits-gendres comme des gendres. Que répondait le conseil-d'état, dominé qu'il était par le système du gouvernement d'alors, qui était de restreindre plutôt que d'étendre l'exercice des droits politiques ? Il répondait, sur une requête par nous présentée au nom de M. Aroux, maintenant député (11 février 1824), « que ce serait donner une extension arbitraire à une disposition exceptionnelle que d'étendre au petit-gendre une faculté que la loi avait limitée au gendre. » La loi de 1831 a fait justice de cette chicane. La loi de 1817 ne parlait pas de la mère adoptive ; cependant, par un arrêt du 9 septembre 1830, la cour royale de Nancy a jugé qu'elle avait le droit de déléguer. Depuis, et bien que le divorce ne soit pas rétabli, la chambre des députés n'a fait aucune difficulté d'admettre, en 1831, sur notre proposition, la femme divorcée, comme la femme séparée de corps, à la faculté de la délégation.

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La femme non mariée, qui ne peut exercer par elle-même les droits politiques attachés à la possession de la propriété, n'est-elle pas absolument dans la même position sociale que la femme divorcée et la femme séparée de corps ? En France, où les mœurs sont bien plus sévères qu'aux colonies, on pourrait considérer la décision de M. le vicomte de Rosily comme un hommage rendu aux bonnes mœurs. Mais il n'a pas voulu mettre ce motif dans son arrêté ; c'eût été une censure d'une habitude invétérée dans les colonies et que des magistrats, tels que M. Dessalles, dans les annales de la Martinique, ont soutenu être justifiée par l'ardeur du climat. Nous pensons qu'indépendamment de cette considération, il y en a une autre plus puissante. Le nombre des électeurs est infini ment restreint dans les colonies, surtout dans la classe de couleur. Loin qu'il existe un motif politique de restreindre l'exercice des droits créés par la loi de 1833, en faveur des citoyens de cette classe qui présenteraient les garanties désirables de propriété, le vœu le plus énergique a été exprimé pour leur extension par les commissaires du roi et par les défenseurs de la loi, tant au sein de la commission dont nous faisions partie, qu'au sein de la chambre et au dehors. La décision dont il s'agit est donc contraire à l'esprit de la loi, à l'esprit de toute législation électorale, qui dans le doute ne veut pas qu'on restreigne le droit, mais qu'on l'étende. Paris, 2 juillet 1834. ISAMBERT.
Favores ampliandae. Rien n'est plus favorable que le droit électoral. Le principe de la délégation est l'espèce d'identité que la nature et la loi établissent entre la mère et ses enfants , una et eadem persona. Si le texte de la loi spécifie la veuve et la femme séparée, ce qui suppose le mariage, c'est qu'elle se réfère au cas le plus commun, mais la loi est en cela indicative et non restrictive. ODILON-BARROT.

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POURVOI D'UN PATRONÉ. Il s'est présenté devant la cour de cassation une question grave en matière d'esclavage. Deux jeunes gens étaient condamnés par la cour d'assises de la Guyane française, conjointement avec un homme de couleur libre qui ne s'est pas pourvu en cassation. Ses deux co-accusés étaient considérés comme esclaves dans toute la procédure ; mais l'un d'eux, Cyprien Jacquard, articulait qu'il était en état de manumission, parce qu'il avait été légué par son maître à sa mère émancipée, afin de lui procurer avec d'autres enfants des moyens d'existence. Lorsque cette affaire se présenta pour la première fois, la cour de cassation fut frappée de ce qu'il y aurait d'odieux à considérer comme esclave de sa mère un enfant que celle-ci pourrait vendre ; il pourrait arriver qu'une mère fût léguée par un maître à son propre fils, et que celui-ci fût aussi dans le cas de l'aliéner. Un tel renversement des lois de la nature serait-il consacré par la législation coloniale ! La cour, par un arrêt du 10 janvier 1834, ordonna que les faits seraient vérifiés avant qu'il fut statué sur le pourvoi. Des informations prises en exécution de cet arrêt, il résulte que la mère de Jacquard, en obtenant la liberté de son maître, avait reçu en legs les enfants qu'elle avait eus de lui, ainsi que sa mère à elle. Postérieurement à la condamnation de Jacquard, cette femme a fait chez l'officier de l'état civil les déclarations prescrites par l'ordonnance du 12 juillet 1832, pour obtenir l'acte d'affranchissement de son fils. Dans cet état de choses, le procureur-général de la colonie soutenait que Jacquard, demandeur en cassation, étant encore esclave au moment du crime à lui imputé et de sa condamnation, n'était pas recevable à se pourvoir en cassation, parce que l'ordonnance coloniale du 20 juillet 1828, article 9, à laquelle n'aurait pas dérogé le code d'instruction criminelle promulgué depuis, interdit ce pourvoi aux esclaves. A l'audience du 26 juin, M. le conseiller Dehaussy a fait le rapport de cette affaire, et, sans examiner les moyens du pourvoi, il

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a traité de la fin de non-recevoir, c'est-à-dire de l'état d'esclavage dans lequel se trouvaient les demandeurs.
Ce magistrat n'a pas dissimulé combien cet état de choses était affligeant et combien il était à désirer que l'esclavage fut déclaré incompatible avec des relations de parenté aussi intimes. Il a annoncé que, par sa dépêche, le procureur-général donnait l'assurance qu'un projet de loi relatif à cette incompatibilité serait proposé dans la session du conseil colonial. Mais il n'avait pas trouvé de texte de loi en vertu de laquelle la cour de cassation pût relever le jeune Jacquard de l'état d'esclavage où il se trouvait. M. Parant, avocat-général, a conclu dans ce sens, en invoquant contre le demandeur l'aveu qu'il avait fait dans son interrogatoire et les démarches faites par sa propre mère pour lui procurer son émancipation. L'aveu consigné dans son interrogatoire se réduit à ceci : « Je m'appelle Cyprien dit Jacquard ; je suis âgé de seize ans, de caste de couleur ; je suis charpentier de profession ; j'appartiens à ma mère, chez laquelle je demeure à Cayenne, où je suis né. » La cour, par un arrêt du 26 juin, est partie de ce point de fait et a déclaré qu'il n'y avait pas lieu d'examiner le mérite du pourvoi. Cette cour nous semblait avoir mieux compris sa haute mission lors de la discussion de l'affaire du patroné Louisy. Elle avait considéré que la liberté est le droit ; que l'esclavage doit être renfermé dans les strictes limites que la loi lui a assurées , et qu'on ne devait pas traiter en esclave celui qui de fait a cessé de l'être. En conséquence et malgré les ordonnances coloniales, qui obligeaient les patronés, à peine d'être déclarés et vendus comme esclaves au profit du domaine colonial, à produire leurs titres de liberté, la cour, ne s'attachant qu'à la loi et au fait de liberté, a déclaré Louisy recevable en son pourvoi. Cet arrêt a été accueilli comme un monument de la haute sagesse et de la sage philanthropie de la cour, et a été cité avec éloge à ses audiences de rentrée. N'était-ce pas le cas de rendre un arrêt semblable ? Ni dans la législation romaine ni dans le code noir (édit de 1689), on ne trouve cette immoralité consacrée, qu'un père ou

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qu'une mère peut devenir, n'importe comment, la propriété de son enfant : car avec cette doctrine, on serait obligé de souffrir qu'ils les vendissent au marché et touchassent le prix des auteurs de leurs jours. Les Romains abolirent aussi la loi ancienne qui donnait au père le droit de vie et de mort sur tous les membres de sa famille.
Le code noir prévoit plusieurs cas où la liberté résulte de plein droit d'un état inconciliable avec l'esclavage ; c'est, entre autres, celui où un maître a institué un esclave pour son exécuteur testamentaire ou pour tuteur de ses enfants . Comment concilier l'état de fils avec celui d'esclave de sa mère ? Un fils, par le droit naturel et par le code civil publié aux colonies, est tenu de devoirs tous différents de ceux d'un esclave envers sa mère. La mère est tenue aussi, envers son enfant, à des devoirs particuliers. Si cet enfant tombe dans l'impuissance de pourvoir à sa subsistance, ne doit-elle pas le nourrir ? Il est fâcheux que la cour de cassation ait laissé cette grave question sans la résoudre et ne se soit attachée qu'au fait apparent. En jugeant ainsi, n'aurait-elle pas violé l'article 7 de l'ordonnance de 1832, qui assure aux libres de fait le bénéfice du recours en cassation ? Le jeune Cyprien Jacquard, en déclarant qu'il appartenait à sa mère, ne prouvait-il pas, par cela seul, qu'il n'avait pas de maître, et qu'il n'y avait entre lui et sa mère que le lien naturel et civil ?
TRAITS DE CRUAUTÉ. Ce serait une longue histoire que de raconter les actes de révoltante barbarie auxquels certains possesseurs d'hommes de nos colonies se livrent envers les malheureux esclaves. Chaque jour, déchirés par le fouet du commandeur, privés de leur grossière nourriture, ils expirent lentement dans un supplice de tous les instants ; l'avarice seule et jamais l'humanité retient quelquefois ces

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maîtres cruels, qui craignent par la mort d'un esclave de perdre un prix vénal. Mais lorsque l'esclave, infirme ou vieux, ne peut plus rendre les mêmes services, lorsque son gain présumé sur l'habitation ne dépasse pas les frais qu'il occasionne, oh alors ! nulle considération ne peut plus retenir ; et ainsi qu'on brise un vieux meuble hors de service, de même on fait périr sans pitié l'homme que jeune encore on arracha à sa famille.
Quelquefois un caprice, une sorte de recrudescence de barbarie saisit un maître, et quelque préjudice que dût lui apporter une atroce satisfaction, il fait immoler un homme, son semblable, son égal enfin. Ces actes de froide cruauté sont tellement éloignés de nos mœurs, que nous, qui sommes nés aux colonies, nous ne pouvons les comprendre ; souvent même un honorable scepticisme nous tient en garde contre les récits de nos regespondants. Plat à Dieu que tous fussent mensongers ! nous serions les premiers à les proclamer, et nos cœurs ne seraient pas oppressés par de douloureuses impressions. Voici deux nouveaux faits à consigner dans cette longue énumération de crimes qui forme l'histoire coloniale. Nous y voyons non seulement un colon commettre un meurtre affreux, mais un autre qui l'ordonne à ses esclaves, démoralisant ainsi ces malheureux, qui ne pouvaient sous peine de vie ne pas exécuter l'ordre qu'ils recevaient. À la Martinique, un propriétaire de la commune de La Rivière Pilote, croyant probablement qu'il avait à se plaindre de son esclave Gabriel, fit venir près de lui, le 16 avril, six nègres de son atelier, et leur ordonna de lui apporter la tête de Gabriel. Les nègres promirent obéissance. Gabriel, officieusement informé des intentions de son maître, fut le trouver et lui proposa 3,535 francs pour son rachat. Le maître répondit qu'il y songerait. Quoique cette réponse ne fût rien moins que satisfaisante, le malheureux Gabriel s'occupa de réaliser ses fonds, et se rendit au bourg du Marin pour y vendre sa farine. Comme il s'en retournait, les six nègres embusqués se jetèrent sur lui, le conduisirent sur la sucrerie ; puis, l'ayant attaché à un calebassier, ils lui donnèrent la mort. Un des exécuteurs se rendit alors auprès du propriétaire, qui, ayant entendu le récit de l'assassinat, se contenta de répondre froidement : « C'est bon » .

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Cependant ce propriétaire s'étant rendu au lieu où gisait le cadavre mutilé de Gabriel, ne put soutenir longtemps cet affreux spectacle : il se retira, et secondé par son gérant de sucrerie, il fit courir le bruit que Gabriel avait été tué par un mulet. Il en fit prévenir le commissaire commandant de la commune ; mais la rumeur publique l'avait devancé, et le commandant vint avec le juge de paix et deux médecins faire l'autopsie du cadavre. On reconnut alors le genre de mort, et entre autres plaies, un coup de feu à la mâchoire inférieure. Procès-verbal ayant été dressé, a été déposé au Fort-Royal. Dans la même colonie, commune de Macouba, un riche propriétaire est accusé par la vindicte publique de faire mourir ses esclaves. Le procureur du roi se rend sur la propriété et y trouve une malheureuse femme étendue sans vie. Le maitre l'avait cruellement fustigée, et elle avait expiré sous les coups de fouet. Afin de s'assurer si le cadavre était encore animé, ce maître cruel poussa la barbarie jusqu'à percer d'un fer chaud le ventre de sa victime. La justice informe sur cette affaire ; mais le colon prévenu du crime est en fuite. Le nouveau gouverneur, M. Halgan, s'est empressé de faire parvenir au ministère de la marine les détails de cet acte de monstruosité coloniale. Il faut espérer que, dans l'intérêt de la justice et de l'humanité, de pareils forfaits ne resteront pas impunis. Il y va de l'honneur du gouvernement et du salut de la colonie ; car là où cesse le règne de la justice naît le droit de la force et de la violence.
FRANCE. PARIS. CONVOCATION DES CHAMBRES. L'ordonnance suivante est publiée par le Moniteur du 1 juillet, avec la date du 30 juin et le contre-seing de M. Thiers : « Art. 1. La disposition de notre ordonnance du 25 mai dernier, qui convoque la chambre des pairs et la chambre des députés pour le 20 août 1834, est rapportée.

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Art. 2. La chambre des pairs et la chambre des députés sont convoquées pour le 31 juillet prochain. »
Le Moniteur publie à la suite, mais dans la partie non officielle, la communication suivante, qui explique la portée de cette mesure : « La réunion des chambres devait avoir lieu le 20 août prochain. Elle est rapprochée et fixée, par ordonnance de ce jour, au 31 juillet. Le roi, qui se rend au mois d'août dans les provinces méridionales qu'il n'a point encore visitées, n'a pas voulu être absent au moment de la réunion des chambres. Au surplus, cette réunion n'a pas son importance ordinaire : c'est pour l'exécution de l'article 42 de la charte que les chambres sont convoquées. Mais le gouvernement ne peut ni ne doit faire commencer leurs travaux à cette époque : aucun projet de loi, aucun budget ne pourrait être prêts. D'ailleurs nos habitudes parlementaires fixent le temps des travaux des chambres entre les mois de décembre et de mai, pendant la saison d'hiver. Les commencer au milieu de l'été serait une fâcheuse dérogation à des habitudes établies. Trois cents députés de l'ancienne chambre, faisant partie de la nouvelle, ont déjà passé à Paris cinq mois de cette année et pourraient difficilement y revenir au mois de juillet. Il est donc convenable de remettre les travaux à l'époque accoutumée. En conséquence, après avoir réuni les chambres au 31 juillet et les avoir mises en séance, le roi, usant du droit de prorogation, les prorogera à la fin de l'année pour commencer à cette époque les importants travaux de la nouvelle législature. » En prorogeant les chambres avant qu'elles ne soient constituées, ce serait un nouvel attentat à ajouter à tous ceux dont nous sommes journellement témoins. Les chambres ne peuvent pas être prorogées avant que les nouveaux pouvoirs des députés ne soient vérifiés. Si cette violation de la charte avait lieu, nous reviendrions sur ce sujet.
NOUVELLES ÉLECTORALES. Nous croyons devoir faire connaître les élections de députés à la nouvelle législature, qui se sont de tout temps intéressés particulièrement à la question des colonies. M. DELABORDE a été nommé à Paris et à Étampes (Seine-et

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Oise)
; sans doute on pourrait désirer chez cet honorable député un peu plus de sévérité pour les conseillers de la couronne. Quoi qu'il en soit, nous n'hésiterons jamais à reconnaître à M. Delaborde des intentions pures, et nous sommes bien certains que la cause des hommes de couleur trouvera toujours en lui appui et protection.
M. DE TRACY a été nommé par deux arrondissements électoraux de l'Allier. Ce choix honore encore plus les commettants que le mandataire. M. de Tracy est l'avocat de toutes les nobles causes, et, à ce titre, l'organe le plus vrai, le plus éloquent des opprimés de nos colonies. M. ISAMBERT a été réélu dans la Vendée Luçon. Nous félicitons les électeurs de Luçon d'avoir renouvelé le mandat du courageux défenseur des déportés de la Martinique, d'un homme aussi probe qu'éclairé, qui ne laisse jamais passer une injustice sans la flétrir, et qui n'a jamais fait défaut à la sainte cause de l'humanité. M. GAETAN DE LA ROCHEFOUCAULD a été nommé dans le département du Cher. Nous ne pouvons qu'applaudir à un choix qui renvoie à la chambre un des champions les plus zélés de l'abolition de l'esclavage. Parmi les pertes les plus regrettables pour les hommes de couleur que nous avons à signaler dans les dernières élections, nous devons nommer en première ligne M. Eusèbe Salverte. Dans le 5e arrondissement électoral de Paris, M. Thiers l'a emporté sur cet honorable citoyen. C'est la victoire de l'intrigue sur l'austérité patriotique personnifiée dans la personne de M. Salverte. M. le ministre de l'intérieur est le pâle reflet de M. de Talleyrand, ce type et doyen des roués politiques, comme M. Salverte nous offre la pure et vivante image du vertueux Carnot. MM. Charamaule et Mérilhou n'ont pas été non plus réélus. Espérons que les réélections qui auront lieu par suite des doubles nominations répareront cette perte ou plutôt cette injustice.

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NOUVELLES DIVERSES. « L'article suivant, publié par le Moniteur du 2 juillet, est sans doute une réponse indirecte aux nouvelles données sur l'état de la colonie de la Martinique. M. le vice-amiral Halgan, gouverneur de la Martinique, a rendu compte au ministre de la Marine, par un rapport du 21 mai dernier, d'une tournée qu'il venait de faire dans plusieurs communes de la colonie. On remarque dans ce rapport les passages suivants : « Je suis heureux de pouvoir vous rendre compte que la population est parfaitement calme sur tous les points que j'ai visités, et que chacun s'occupe de mettre à profit une année favorable à la récolte. J’ai porté un examen sérieux sur le régime intérieur des habitations, sur les traitements qu'éprouvent les esclaves de la part des maîtres ; l'administration m'a paru généralement paternelle et sage. Les châtiments tombent en désuétude, et j'ai reconnu sur la plus grande partie des propriétés où je me suis arrêté, que les maîtres avaient l'affection de leurs esclaves, qui, sans inquiétude pour l'avenir, sont contents du présent, attachés à leurs cases, au petit bien-être dont ils jouissent, et se livrent volontairement à des travaux qui n'excèdent point leurs forces physiques. » Ainsi, le témoignage de M. le vice-amiral Halgan, en ce qui concerne la situation des esclaves à la Martinique, est en tout semblable à celui de M. le contre-amiral Dupotet, qu'il a remplacé, et qui, lui-même, n'avait fait que confirmer à cet égard les rapports de son prédécesseur. Cette unanimité d'opinions de la part d'hommes investis de hautes fonctions, et qui se sont trouvés si bien placés pour connaitre la vérité, nous parait de nature à dissiper beaucoup d'injustes préventions, et à convaincre que le sort des esclaves dans les colonies françaises laisse aujourd'hui peu de vœux à former aux amis de l'humanité. Ne serait-il pas permis de faire remarquer que cette unanimité des gouverneurs pourrait bien ne prouver qu'une chose, savoir : qu'ils ont été, dès leur arrivée, circonvenus par les mêmes

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influences. Et quant à M. Halgan en particulier, à peine arrivé dans l'île, qui a vu quelques habitations, et qui refuse les suppliques qu'on lui présente, c'est une autorité qu'il est, quant à présent, permis de récuser. »
(Messager.) Si l'on en croyait le journal officiel, les esclaves ne seraient-ils pas dans un el dorado véritable ; jouissant de ce bonheur tranquille et pur, que l'on ne retrouve plus que dans les bergeries de Durfé et de Florian. Il faut en vérité ne plus avoir de pudeur pour oser ainsi avancer des faits aussi évidemment faux. Que le Moniteur nous donne donc sans réticences le rapport de l'amiral Halgan, et qu'il nous dise si les maîtres signalés par l'amiral, comme ayant assassiné des esclaves, jouissent de l'affection de ceux qui ont vu mutiler leurs frères. Nous en appelons au rapport non tronqué ; mais on n'osera pas le donner en entier, car il suffirait pour faire connaître la mesure du bonheur des esclaves. Dans un prochain numéro nous examinerons ce rapport, et nous supplérons aux omissions volontaires du Moniteur.
COLONIES FRANÇAISES. CAYENNE. Nous recevons de Cayenne la lettre suivante, contenant sur la loi électorale des considérations dont nos lecteurs comprendront toute l'importance. « La législation coloniale publiée à la Guyane , y est-il dit, est l'objet de nombreuses réclamations. Les hommes de couleur ont vu dans la loi électorale une véritable déception ; aussi ceux qui pouvaient atteindre le cens de 200 francs ont-ils montré une grande indifférence à participer aux élections. Les blancs au contraire ont vu avec un vif sentiment de satisfaction la consécration de leurs privilèges ; et comme le bill sur l'abolition de l'esclavage a passé en Angleterre, nos aristocrates consentiraient à introduire dans le conseil colonial deux hommes de couleur sur seize, pourvu toute fois que ce fût des gens bien dociles, n'ayant aucune relation avec ce Bissette, éternel ennemi des intérêts coloniaux. »

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SUPPLÉMENT « Enfin ils sont parvenus à ce résultat, et deux hommes de couleur ont été admis à faire partie du conseil, ce qui n'est qu'une véritable dérision, car on sait quelle influence ils peuvent avoir dans les délibérations. Cette exclusion de fait des hommes de couleur est une conséquence de l'élévation exagérée du cens électoral, qui a été combiné de manière à les éloigner. Il ne faut pour s'en convaincre que jeter les yeux sur la liste des électeurs, arrêtée le 13 octobre 1833, pour la Guyane francaise. » Électeurs Blancs Hom. de couleur. 1e arrond. Ville de Cayenne 85 66 19 2e - lle Cayenne, Canal et Tour de-l'lle. 57 55 2 3e - Quartiers Tonnégrande et Mont-Sinéry. 21 12 9 4e - Quartiers de. Rouza et la Comté. 20 18 2 5e - Macouria, Kouron Synamary, Iracoula. 38 33 5 6e - Kair, Approuague, Oyapock. 24 19 5
MARTINIQUE. Les magistrats qui doivent composer la cour d'assises dans l'affaire de la Grand'Anse sont : M. Perrinelle, RICHARD-LUCY et M. Le Pelletier-Duclary. Certes, on ne pouvait mieux choisir pour transformer des innocents en coupables, que ces éternels jugeurs sous tous les régimes. M. Perrinelle, dans le procès de 1824, de funeste mémoire, fut un des trois juges, sur douze, qui votèrent pour la peine de mort. RICHARD LUCY, procureur-général à cette époque, fit exécuter, au mépris du pourvoi en cassation des condamnés, l'arrêt qui les condamnait aux galères à perpétuité et à la marque. M. Le Pelletier-Duclary, cervelle timbrée, tenait le fauteuil, requérant l'application de la pénalité dictée par son collègue RICHARD-LUCY. Si l'on veut encore de nouvelles preuves de la moralité de cette affaire, il suffit de faire connaitre les deux conseillers colons, MM. Jorna Lacalle et Alphonse Bourke, qui ont rendu l'ar-

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rêt de renvoi devant les assises. M. Jorna Lacalle vota pour la mort dans l'affaire de 1824. Ce magistrat est d'une incapacité complète. M. Alphonse Bourke n'a jamais fait son droit, mais dans le procès de 1824, il vota pour la peine des galères à perpétuité, et en juge consciencieux vint s'assurer par lui-même de l'exécution de l'arrêt auquel il avait concouru ; ses victimes attachées au poteau purent facilement le voir à une des croisées de la maison de sa marraine, Mme Duclésemur, où il était placé.
-Le 19 mai, on a procédé au tirage au sort des quatre assesseurs qui doivent composer les assises ; ce sont : MM. Baudin, Huygues-Despointes, Duval-Dugué (de la Grand'Anse) et Germa. M. Duval-Dagué est plaignant et témoin à charge dans l'affaire qu'il est appelé à juger. L'acte d'accusation porte, à la page 39, que sur son habitation deux des accusés lui ont pillé son tafia. Les accusés n'ont pu obtenir qu'il fût récusé, parce que MM. Aubert-Armand, procureur du roi, et Selles, juge royal, ne trouvent pas d'incompatibilité à ce qu'un blanc jugeant des nègres et des mulâtres soit en même temps plaignant et témoin. Le caractère respectif de l'assesseur Duval-Dugué et des accusés repousse toute idée de récrimination entre eux… -Lorsque les accusés de la Grand'Anse ont été transférés de la prison au palais, pour le tirage au sort des assesseurs, un développement extraordinaire de troupes a eu lieu ; des factionnaires placés de dix pas en dix pas s'opposaient à tout rassemblement. En tête marchaient les sieurs Léonce et Arthur Télémaque, emmenottés comme tous leurs co-accusés. Quatre-vingts gendarmes formaient l'escorte et deux compagnies de voltigeurs fermaient la marche. -M. Aubert-Armand, procureur du roi à Saint-Pierre, ne pouvant sans doute montrer autrement sa partialité envers les hommes de couleur, les poursuit par une suite de petites et misérables tracasseries, indices certains d'un esprit étroit et vétilleux. Ce magistrat pousse l'oubli des convenances jusqu'à refuser les titres de sieur et dame aux parents des prévenus, dans l'affaire de la Grand Anse, qui sollicitèrent de lui la permission de voir les malheureux prisonniers. Il parait que l'air des colonies agit puissamment sur les Européens prédisposés à la vanité, puisqu'ils adoptent sitôt des allures aussi ridicules que niaises.

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Peu après la révolution de juillet, ce même magistrat, nommé juge royal à Cayenne, ne craignait pas de demander des avis à l'un des mandataires des hommes de couleur à Paris ; il voulait, disait-il, s'éclairer de manière à pouvoir faire exécuter les lois en dépit du mauvais vouloir des colons. A cette époque, il est vrai, il rencontrait souvent ce mandataire dans les salons du ministre de la justice, où il était accueilli. Cela explique bien des choses.
GUADELOUPE. La situation politique est toujours la même ; il y règne cependant plus de tranquillité, ce qui provient moins, sans doute, de la satisfaction des partis, que de la fatigue qu'ils éprouvent de ces collisions continuelles et sans résultat. Il existe donc une sorte de trêve pendant laquelle les jeunes gens, blancs et de couleur, se sont rapprochés, se sont donnés la main et ont promis mutuellement de vivre désormais en frères. Puisse cet engagement être de durée ! Le conseil colonial n'a pas formulé un seul décret ; il ne s'occupe jusqu'à ce jour, qu'à faire de l'opposition, contre les améliorations projetées, aussi le gouvernement, qui prévoit qu'il sera débordé tôt ou tard par cette nouvelle institution, n'en est pas fort content. L'agglomération de la garde nationale reste toujours une question ; sur ce point aussi le conseil n'a rien statué. BOURBON. La position de cette colonie commence à se ressentir des quelques améliorations apportées au régime colonial depuis la révolution de juillet. Les préjugés de castes diminuent et finiront par disparaître lorsque les institutions auront reçu de nouveaux développements . On espère qu'aux prochaines élections, des hommes de couleur seront nommés au conseil général. Déjà un grand nombre de voix sont assurées en faveur de M. Louis Elie, qui jouit d'une grande considération dans le pays. Il règne quelque activité dans l'organisation des milices, et généralement on n'a pas à se plaindre des autorités locales. Quant au commerce, il est nul, et les espérances d'avenir sont bien fai

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bles. La réélection de M. Sully-Brunet, comme délégué, qui semblait douteuse, paraît aujourd'hui assurée.
ALGER. Cette importante possession, dont il faut espérer que la colonisation ne se fera plus attendre longtemps, commence à jouir de quelques avantages ; inévitables résultats de sa position géographique et du sol fertile qui s'étend de la mer aux pieds de l'Atlas. La cessation des hostilités de la part des indigènes, la confiance renaissante, des transactions commerciales plus actives, sont les premiers résultats d'une administration plus juste ; car la justice est le premier bien des peuples, et les barbares eux-mêmes sacrifient à ses autels. Quel sera donc l'avantage que la France retirera de cette belle colonie, si le gouvernement la régit par ces principes larges et philanthropiques qui seuls peuvent opérer une fusion entre le peuple conquis et le peuple conquérant ! Ben-Omar, ex-bey de Titeri, se montre toujours notre allié fidèle, et, plus puissante que des armées, sa parole conciliatrice et sage nous fait de nouveaux alliés ou raffermit les dispositions pacifiques de ceux que nous avons acquis. Ben-Zegri, transfuge de Constantine, ainsi que le juif Narboni, intrigans qui ont joué un grand rôle pendant les administrations précédentes, sont en disgrâce complète et ont perdu les emplois qu'ils avaient le talent de conserver sons tous les régimes. A cette nouvelle, les Arabes de l'Atlas se sont montrés disposés à se rapprocher de nous, ce qu' ils ne faisaient pas auparavant. Que la France s'empresse donc d'organiser cette belle colonie, et surtout qu'elle n'oublie pas ce grand principe : que l'art de gouverner n'est point l'art de pressurer. COLONIES ÉTRANGÈRES. SAINT-THOMAS. Si l'aristocratie coloniale se bornait à persécuter les hommes de couleur qu'elle croit dangereux, elle manquerait en partie à sa mission ; il faut aussi qu'elle poursuive même en pays étranger les malheureux qui ont encouru son animadversion. Les haines aris

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tocratiques sont tenaces autant que celles des rois, et si Nicolas poursuit les débris de la Pologne dans toutes les parties du monde, si Charles-Albert réclame partout ses victimes, l'aristocratie coloniale aussi rugit de fureur lorsqu'un infortuné voué au bourreau vient à lui échapper ; ses sbires le traquent alors en tout lieu, et si les traités, qu'elle sait rendre aussi flexibles que les lois, lui en offrent quelque moyen, l'extradition vient satisfaire sa soif du sang mulâtre et sa monomanie du supplice.
Après les événements de la Grand'Anse, un homme de couleur, M. Auguste Havre, se réfugia à l'ile danoise de Saint-Thomas, espérant y trouver un asile où ses persécuteurs ne viendraient pas le troubler. Son erreur était grande ! Le sieur Morin, fils d'un pharmacien de Saint-Pierre, étant allé à Saint-Thomas, le reconnut, et ce jeune colon le dénonça comme fauteur de la grande révolution de la Grand'Anse à M. l'amiral Mackau, commandant la station des Antilles, qui se trouvait en ce moment dans cette colonie da noise. Cet amiral, qui, pour de bonnes raisons, partage les préjugés coloniaux, demanda l'extradition de M. Auguste Havre afin de le livrer aux autorités de la Martinique, ce qu'il pourrait bien obtenir du gouvernement danois, qui, malgré sa douceur habituelle, se laissera peut-être influencer par la crainte de déplaire en France au ministère de la marine. Il faut cependant espérer que le gouvernement de Saint-Thomas sera assez pénétré de sa dignité pour ne pas sacrifier aux exigences d'un parti le repos et la vie des malheureux qui viennent s'asseoir à son foyer. Où en serait-on si les saintes lois de l'hospitalité pouvaient être impunément violées ?
SAINTE-LUCIE. Avant son départ de la Martinique, l'ex-gouverneur Dupotet sollicita du gouverneur de Sainte-Lucie l'extradition de plusieurs des accusés de la conspiration de la Grand'Anse, réfugiés en cette île, faisant proposer en échange de ces infortunés plusieurs esclaves évades de Sainte-Lucie. Le gouverneur anglais répondit avec dignité qu'il n'acceptait pas cette proposition, qu'il ne pouvait le faire sans l'assentiment de son gouvernement, et qu'il avait trop bonne opinion du ministère anglais pour supposer un seul instant qu'il donnerait la main à une action aussi déloyale. Peu de temps

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après, ce gouverneur étant mort, M. Dupotet ne craignit pas de récidiver sa demande auprès de son successeur. De pareilles mesures ne peuvent entrer que dans des esprits rompus à la servilité courtisanesque qui, comparant les hommes à des propriétés, croient que les gouvernements peuvent selon leur bon plaisir les troquer, les vendre, en trafiquer. Mais il n'y a rien-là qui puisse surprendre ; on sait que l'amiral Dupotet, comme tous les pachas au petit pied auxquels est dévolue l'exploitation des colonies, est uni de cœur, d'affection et d'intérêt avec les privilégiés de ces contrées.
DOMINIQUE. La Dominique, ancienne colonie française, aujourd'hui à la Grande-Bretagne, est de toutes les Antilles celle où les préjugés de couleur ont le moins de racine ; on peut même dire qu'il n'en existe plus, puisque les hommes de couleur y remplissent les fonctions publiques comme les blancs, sans qu'il y ait entre eux d'astre rivalité que celle du mérite. Il n'est donc pas surprenant que cette ile hospitalière, qui en outre est voisine de la Martinique, soit un point de refuge pour nos malheureux compatriotes persécutés. Eh bien ! le général Dupotet, ex-gouverneur de la Martinique, a fait également au gouverneur de cette colonie l'offre d'un trafic de chair humaine. Comme son collègue de Sainte-Lucie, ce dernier a refusé péremptoirement. Les hommes d'honneur s'entendent partout. NÉCROLOGIE. LE GÉNÉRAL LAFAYETTE Parmi les défenseurs de l'humanité, le plus constant, sans contredit, le plus vertueux, le plus dévoué, ce fut Lafayette. Il n'est plus ! Il est mort, le 20 mai dernier, des suites d'une maladie contractée au convoi de l'infortuné Dulong, dont le vieux général voulut être, malgré quelques symptômes d'indisposition, et qu'il suivit religieusement à pied, de la maison mortuaire jusqu'à la tombe préparée pour recevoir les dépouilles mortelles de

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notre pauvre ami. La mort de Dulong a précipité celle de Lafayette. Nous qui avons aimé le jeune député, et qui avions le bonheur de contempler de près l'admirable vieillesse de l'illustre ami de Washington, ce nous a été, à peu de distance, un double sujet de douleur.
Le nom de Lafayette vivra tant que l'abnégation de tout intérêt personnel, le pur et inreguptible dévouement à la cause de tous seront en honneur parmi les hommes. Né dans une des plus anciennes familles de France, marié depuis peu à Mlle de Noailles, il se fit tout à coup dans le naturel excellent du jeune gentilhomme français une révolution qui le convertit pour jamais à la cause démocratique. Ce fut comme une révélation d'en haut qui décida de sa vie. Il ne demandait qu'un champ où il pût dignement employer ses nobles facultés, quand la nouvelle de l'insurrection d'Amérique arriva en Europe. Le jeune époux de Mlle de Noailles, le brillant cavalier dont on vantait à Versailles la grâce et les élégantes manières, n'a pas sitôt lu le manifeste de l'indépendance américaine que le voilà gagné. La lecture de la Déclaration des Droits fit de M. de Lafayette ce que nous l'avons vu, l'infatigable avocat des opprimés, sans distinction de nation ni de couleur, et le promoteur le plus sincère et le plus ardent de la liberté universelle. L'intrépide volontaire aborda avec une incroyable joie cette terre à laquelle il allait donner de son sang, où Jefferson, Adams, et Washington l'attendaient, et d'où il ne revint qu'après avoir assuré, avec ses illustres amis, par la capitulation de Yorkstown, qui termina la guerre de l'indépendance en octobre 1781, l'existence nationale de la grande et sereine république qui fut toujours pour lui l'objet d'une vive et patriotique affection. La vie politique de M. Lafayette est connue : la généreuse part qu'il prit à la révolution de 1789, la force de logique, la clarté simple, la foi inaltérable avec les lesquelles il mit en avant, à l'Assemblée Nationale et dans la Constituante, les saints principes pour lesquels nous combattons, n'ont pas besoin d'être rappelées. Plus d'une fois il y éleva la voix contre l'esclavage des noirs et l'injustice qui excluait les hommes de couleur de l'exercice des droits de cité, mais malheureusement souvent sans succès. A cet égard, il ne se borna pas à la théorie, il y joignit la pratique, chose plus rare : dès 1791, le général affranchit tous les

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esclaves de ses possessions de la Guyane française ; et à ce titre il doit être particulièrement cher aux noirs et aux hommes de couleur, pour lesquels du reste il n'a jamais cessé de revendiquer la liberté et toutes les prérogatives des blancs.
En cette même année 1791, il prononça à la tribune ces paroles mémorables : « D'après les décrets de l'Assemblée Nationale, je crois qu'il est clair que les hommes libres, propriétaires, cultivateurs et contribuables sont des citoyens. Or, les hommes de couleur sont propriétaires, cultivateurs, contribuables ; sont-ils des hommes ? » (Les applaudissements eurent peine à ne pas éclater. Il poursuivit avec cette ironie fine qui lui était familière) : « Pour moi, je le pense ; et c'est pour émettre mon opinion que j'ai demandé la parole. » Ici l'auditoire ne se contint plus, et les applaudissements et les bravos couvrirent la voix de l'orateur. Dans la commission qui fut chargée, après la révolution de juillet, d'examiner un projet de loi sur la même question, et qui ne produisit que l'imparfaite loi qui nous régit, il déploya le plus grand zèle pour l'extension des droits politiques des hommes de couleur ; mais l'entêtement et les préjugés étroits de ses collègues paralysèrent sa bonne volonté. Dans le cours de sa longue carrière, et relativement à la politique générale, M. de Lafayette a pu se tromper quelquefois ; il a pu surtout se laisser tromper. Nous regrettons qu'il ait laissé échapper, pour le bonheur des hommes, les quelques belles occasions qui s'étaient offertes à lui de tout régler d'après ses principes dans les affaires de France et par suite dans celles du monde entier ; mais, malgré toute chose, il faut lui rendre cette justice qu'aucun homme n'a suivi, avec un plus beau caractère, au milieu même de quelques apparentes contradictions, une ligne de conduite plus honorable et plus droite. Lafayette seul, peut-être, parmi les personnages historiques, a su donner une réalité pratique et positive à ce qu'on entend par le mot sacré de vertu. IMPRIMERIE D'HERHAN, 380, RUE SAINT-DENIS.
Revue Coloniale Revue Coloniale The Revue Coloniale, was an ephemeral monthly periodical, printed in Paris during the year 1838. Its founder Édouard Bouvet and editor Rosemond Beauvallon conceived of it on the model of many similar, contemporaneous publications reporting on political and economic questions of interest to white colonists while also attending to arts and literature, as attested by the journal’s complete title: Revue Coloniale. intérêts des colons : marine, commerce, littérature, beaux-arts, théâtres, modes. In the December 1838 issue of the Revue des Colonies, Cyrille Bissette acknowledges the Revue Coloniale as both an ideological opponent and a competitor in the print market. Fondée par Édouard Bouvet et dirigée par Rosemond Beauvallon, la Revue Coloniale, sous-titrée intérêts des colons : marine, commerce, littérature, beaux-arts, théâtres, modes, souscrit au modèle des revues destinées aux propriétaires coloniaux, rendant compte de l'actualité politique et économique des colonies tout en ménageant une place aux contenus littéraires, culturels et mondains. Dans le numéro de décembre 1838 de la Revue des Colonies, Cyrille Bissette reconnaît en la Revue Coloniale tant un adversaire idéologique qu'un concurrent dans le paysage médiatique. Le Moniteur universel Le Moniteur universel Le Moniteur universel, often simply referred to as the “Le Moniteur” is one of the most frequently referenced nineteenth-century French newspapers. An important cultural signifier, it was referenced frequently in other publications, in fiction, and likely in contemporary discussions. Its title, derived from the verb monere, meaning to warn or advise, gestures at Enlightenment and Revolutionary ideals of intelligent counsel. Initially, Le Moniteur universel was merely a subtitle of the Gazette Nationale, established in 1789 by Charles-Joseph Panckouke, who also published Diderot and d’Alembert’s Encyclopédie. Only in 1811 that the subtitle officially ascended to title. The Moniteur had become the official voice of the consular government in 1799. Under the Empire, it gained the privilege of publishing government acts and official communications, effectively becoming the Empire's primary propaganda outlet. However, its role was not confined to this function. It survived various political regimes, including the Revolution and the death of Panckouke in 1798. Its longevity can be attributed to its adaptability, with its successive iterations reflecting the political culture of each historical stage, transitioning from an encyclopedic model during the Revolution, to a state propaganda tool during the First Empire, to a collection of political speeches under the constitutional monarchy and the Second Republic, and finally, to a daily opinion newspaper for the general public under Napoleon III. During the print run of the Revue des Colonies, the “Moniteur” was divided into two main sections: the “official” and the “unofficial” part. Government documents and official communications were published in the official section, while other current events and various topics were featured in the unofficial section under a range of headings such as “Domestic,” “International,” “Entertainment,” etc. The texts cited in Revue des Colonies were most often found in the unofficial section, typically under the “Domestic” heading and on the front page. Titles containing the label “Moniteur” followed by a toponym abounded throughout the nineteenth century: local or colonial titles used this formula to emphasize their official status, maintaining the distinction between the official and unofficial sections. Laurence Guellec, « Les journaux officiels », La Civilisation du journal (dir. Dominique Kalifa, Philippe Régnier, Marie-Ève Thérenty, Alain Vaillant), Paris, Nouveau Monde, 2011. https://www.retronews.fr/titre-de-presse/gazette-nationale-ou-le-moniteur-universel . Le Moniteur universel, ou « Le Moniteur », est l’un des journaux les plus cités, sous cette forme abrégée et familière, au cours du XIXe siècle : on le retrouve, véritable élément de civilisation, dans la presse, dans les fictions, probablement dans les discussions d’alors. Ce titre, qui renvoie au langage des Lumières et de la Révolution, dérive étymologiquement du verbe monere, signifiant avertir ou conseiller. Il n’est d’abord que le sous-titre de la Gazette nationale, créée en 1789 par Charles-Joseph Panckouke, éditeur entre autres de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert ; ce n’est qu’en 1811 que le sous-titre, Le Moniteur universel, devient officiellement titre. Lancé en 1789, ce périodique devient en 1799 l’organe officiel du gouvernement consulaire ; il obtient ensuite, sous l’Empire, le privilège de la publication des actes du gouvernement et des communications officielles, passant de fait au statut d’« organe de propagande cardinal de l’Empire ». Il ne se limite pourtant pas à cette fonction, et survit aux différents régimes politiques comme il a survécu à la Révolution et à la mort de Panckouke en 1798. Sa survie est notamment liée à sa capacité à changer : les modèles adoptés par sa rédaction, qu'ils soient choisis ou imposés par le pouvoir en place, reflètent de manière révélatrice la culture politique propre à chaque période marquante de son histoire. Ainsi, comme le souligne Laurence Guellec, il se transforme en une grande encyclopédie pendant la Révolution, devient un instrument de propagande étatique sous le Premier Empire, se mue en recueil des discours des orateurs durant la monarchie constitutionnelle et la Seconde République, puis se positionne en tant que quotidien grand public et journal d'opinion sous le règne de Napoléon III. Ajoutons enfin que les titres constitués du syntagme « Moniteur » suivi d’un toponyme sont nombreux, au cours du siècle, en France : les titres locaux ou coloniaux adoptent cette formule pour mettre en exergue leur ancrage officiel, et respectent la distinction entre partie officielle et non officielle. À l’époque de la Revue des Colonies, Le Moniteur universel est organisé en deux grandes parties : la « partie officielle » et la « partie non officielle ». Les actes du gouvernement et les communications officielles, quand il y en a, sont publiés dans la partie officielle, en une – mais parfois en quelques lignes – et les autres textes, tous d’actualité mais aux thèmes divers, paraissent dans la partie non officielle sous des rubriques elles aussi variées : intérieur, nouvelles extérieures, spectacles, etc. Les textes que cite la Revue des Colonies paraissent dans la partie non officielle, le plus souvent sous la rubrique « Intérieur » et en une. Laurence Guellec, « Les journaux officiels », La Civilisation du journal (dir. Dominique Kalifa, Philippe Régnier, Marie-Ève Thérenty, Alain Vaillant), Paris, Nouveau Monde, 2011. https://www.retronews.fr/titre-de-presse/gazette-nationale-ou-le-moniteur-universel .
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